Il y a eu Marguerite Duras, Virginia Woolf et maintenant Deborah Levy. La romancière, dramaturge et poète anglaise mérite une place de choix parmi les grandes écrivaines ayant éclairé la réalité des femmes, la relation complexe qu’elles ont avec l’écriture et leur lutte pour la liberté.

Dans Ce que je ne veux pas savoir et Le coût de la vie, traduits récemment en français et récompensés du prix Femina étranger, Levy s’interroge sur ce qu’est être femme, mère, écrivaine, sur quoi faire de ce désir hésitant et honteux d’être, sur l’impossible réconciliation entre l’ambition et la maternité, bref, sur tout ce qui fait qu’écrire en tant que femme nécessite une redéfinition de la tâche même de l’acte. « Une femme qui écrit ne peut pas se permettre d’éprouver sa vie trop clairement », écrit Levy, au risque d’être « en guerre avec son sort », comme l’avait affirmé presque cent ans plus tôt Virginia Woolf dans Une chambre à soi.

La réalité des femmes change, celle des écrivaines aussi, mais des choses demeurent. Enfanter reste un événement extrême pour la femme, et concilier la vie de famille et la création, un défi digne des travaux d’Hercule. Or, pour la génération de femmes comme Levy, il est possible d’entrevoir une vie après la famille et de trouver une chambre à soi, mais tout cela a un coût.

Dans le premier tome de ce projet au croisement de l’essai et du récit autobiographique, Ce que je ne veux pas savoir, paru en 2013, la narratrice se retrouve dans une pension à Majorque, perdue et désorientée. Elle se remémore ses souvenirs d’enfance et d’adolescence vécus en Afrique du Sud, durant l’apartheid, et de son père militant, emprisonné quand elle était toute jeune, puis de son arrivée en Angleterre, son pays d’adoption.

Le second tome, Le coût de la vie, paru en 2018, poursuit alors que la narratrice âgée de 50 ans raconte sa vie après s’être séparée du père de ses enfants. Mêlé de peur et de joie, ce récit traduit avec justesse la transition bouleversante qu’est le démantèlement du nid familial. La narratrice raconte sa lente adaptation à cette vie nouvelle, à la fois vide et pleine. Si ce passage en est un de grandes pertes — rêves, idéaux, structure familiale, appuis, maison, statut social —, quitter la maison familiale n’est pas que deuil et tristesse. Le récit de Levy de sa vie post-séparation est une invitation à embrasser le chaos, l’incertitude, l’instabilité, un chant poétique et philosophique sur la recomposition, l’histoire de la vie après la disparition d’un amour idéalisé, devenu fantôme.

À un âge où normalement la vie se stabilise, la narratrice doit se réinventer un lieu pour vivre avec ses deux filles, un lieu qu’elle imagine plus créatif que le premier, pensé pour elle et par elle. Munie d’un vélo électrique et d’une pièce pour écrire au fond d’un jardin que lui prête Celia, une octogénaire excentrique, la narratrice relate comment l’écriture devient son ancre dans ces temps incertains.

« A priori, le chaos représente notre pire crainte, mais j’en suis venue à croire que c’est peut-être ce que nous désirons le plus. » Quand la vie vole en éclats, « on essaye de se ressaisir et de recoller les morceaux. Et puis on comprend que ce n’est pas possible ».

Alors qu’elle doit écrire pour subvenir aux besoins de ses enfants, la femme divorcée découvre qu’elle travaille bien dans le chaos. Les idées jaillissent, claires et lucides. Quelque chose jusque-là enfermé et étouffé se libère, mais « la liberté n’est jamais libre », précise-t-elle, et « quiconque s’est battu pour être libre sait ce qu’il en coûte ». Leçon qui renvoie à son père emprisonné pendant quatre ans, mais aussi à la réalité des femmes monoparentales qui trouvent de l’énergie, parce qu’elles n’ont « pas d’autre choix ». La femme mariée se transforme en autre chose et déclare que dans son nouveau foyer, où tout avait littéralement rapetissé, sa « vie s’est agrandie ».

Chez Levy, une joie émerge des situations de désespoir. La pulsion de vie subsiste et trouve des chemins plus amples dans le chaos. Drôle, incisive, lucide mais jamais cynique, Levy emprunte le ton de la confession sincère, comparant ce projet qu’elle qualifie de living autobiography à une opération à cœur ouvert. Elle est drôlement moqueuse quand elle rit des mères qui se mettent à parler comme des bébés pour se faire comprendre de leurs enfants. Elle convoque Duras, Beauvoir, Kristeva, Ferrante, Nietzsche, Baldwin et Dickinson, mais ancre sa philosophie dans la vie concrète, mêlant réflexions profondes et anecdotes personnelles, fait preuve d’autocritique, avouant avoir souvent rappelé ses filles pour remonter la fermeture éclair de leurs manteaux, sachant pourtant qu’elles « préféraient le froid et leur liberté ».

Elle ne néglige aucun des aspects de l’aliénation féminine et maternelle : il est question du rôle ingrat des mères, des combats à mener pour l’émancipation des femmes, des pressions sociales qui s’exercent sur elles, mais aussi des luttes intérieures qui se jouent chez chaque femme. Levy raconte comment elle se retrouve, après avoir enlevé « le papier peint de la maison familiale où le bonheur des hommes et des enfants a été prioritaire, une femme épuisée, qui ne reçoit ni remerciement ni amour et qu’on néglige ». « Devenues mères, nous n’étions plus que l’ombre de nous-mêmes, pourchassées par celles que nous avions été avant d’enfanter », écrit-elle encore.

Avec simplicité et une poésie raffinée et vraie, Levy trace élégamment les contours du désir fuyant dans une sorte de poétique de l’hésitation. « Parler haut, ce n’est pas parler plus fort, c’est se sentir autorisé à énoncer un désir », écrit celle qui a arrêté de parler quand son père fut emprisonné. « On hésite toujours quand on désire quelque chose », « il est si difficile de revendiquer nos désirs et tellement plus reposant de s’en moquer ». Levy s’intéresse à l’histoire de cette hésitation, à la grande entreprise qui consiste à « assumer ses désirs », à « être dans le monde plutôt que de le laisser nous abattre ». Un projet inspirant, où la rage et la joie d’être femme se mêlent dans le plus beau des désordres.

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