Avez-vous déjà eu l’impression, à travers une forte averse qui percute la fenêtre, de distinguer fugitivement une réalité autre? Un monde différent, clandestin, qui s’aperçoit de biais, en oblique, quand deux univers se rencontrent?

Peut-être avez-vous discerné les andouillers bleutés de la wendigoe Oota ou la soutane du démon Shinji, protagonistes du roman Le sculpteur de vœux, de Philippe-Aubert Côté. Oota et Shinji évoluent dans l’Éthermonde, espace qui coïncide spatialement avec le nôtre. Ainsi, la ville de Montréal est occupée de manière simultanée par Humains et Éthériques, qui se croisent la plupart du temps sans avoir conscience de la superposition des mondes, « facettes d’un même univers avec leur fréquence quantique à eux ». Sauf lorsque certains individus, comme Maxime, se réveillent.

Nouvellement installé dans la métropole, le jeune homme se lie avec Shinji et Oota, qui deviendront ses amis, puis ses amoureux. Mais Oota est atteinte de la rage dévorante — maladie à l’origine des légendes cannibales sur les wendigos. Un souhait puissant est nécessaire afin de lui venir en aide : un vœu absolu. Cependant, les vœux absolus sont rarissimes, et tributaires d’un djinn séquestré dans les bas-fonds d’un Montréal alternatif. Alors que gronde la colère de Roxane, la jeune sœur de Maxime, le trio tente de sauver Oota de sa maladie anthropophage… et de saisir les rouages de l’Éthermonde, de ce qui se camoufle dans les « réalités cachées sous le quotidien ».

Fascinante et généreuse immersion dans la translation des mondes, Le sculpteur de vœux est un récit ingénieux et prenant, hommage aux mangas ainsi qu’aux films d’animation japonais. L’écrivain propose dans son second roman une intrigue de fantasy urbaine unique et inventive, qui prend notamment pour cadre un Montréal aux nombreuses dérobades. Une cité « en creux » que j’irais volontiers explorer — lorsque le danger est jugulé — en compagnie de Maxime, Oota et Shinji, tout comme la curiosité guiderait sans doute mes pas jusqu’à la Forêt des Visiteurs, qu’arpentent les personnages du Prince, tome 1 de la série Anan, livre de fantasy de Lili Boisvert (déjà connue en tant qu’animatrice et essayiste).

Les mystères abondent à l’intérieur de ce continent en guerre, les Inares attaquant sans relâche le pays d’Anan (au Nord) et l’Ouranie, au Sud. Comble de malchance, afin de sceller une alliance politique, la reine d’Anan doit s’assurer que son fils parvient sans encombre en Ouranie pour y épouser la souveraine. Elle confie à la capitaine Chaolih la mission de mener clandestinement le convoi à destination. L’équipage s’engage au sein de la Forêt des Visiteurs — que l’on dit cannibales! Seraient-ce des wendigos malades? —, en ignorant ce qui se dissimule entre ces « arbres si hauts qu’on en perd leur cime ». Qui sont vraiment les Visiteurs? Connaissent-ils bel et bien leurs voisins du sud? Les vérités se superposent, à l’instar de réalités parallèles, pendant que Chaolih et ses acolytes progressent sur le continent en guerre.

Vif et haletant, le tome initial de la série Anan se dévore à l’égal des proies des résidents de l’énigmatique Forêt. Ses chapitres brefs, nerveux, se marient agréablement au genre de la fantasy, les péripéties se succédant avec rythme et suspense. Et dire qu’il s’agit de la première incursion de l’autrice dans les littératures de l’imaginaire! Lili Boisvert possède un talent de conteuse notable. Vivement que l’on se replonge au cœur des énigmes de Chaolih dans le second tome, à paraître ce printemps.

Les secrets sont parfois ce que l’on se cache à soi-même, vérités voilées. Dans L’héritage du kami, de Valérie Harvey, Tatsumi, descendante de la prestigieuse et magique lignée des Kagi, éprouve des difficultés à accepter ses pouvoirs, se convaincant « qu’elle n’avait qu’à taire sa découverte et [que] sa différence resterait secrète ». Il en est d’abord de même pour son jumeau Mikio, détenteur d’un don de la terre. Mais les aptitudes « maritimes » de Tatsumi sont singulières, d’une puissance inédite depuis des générations. Les facultés des héritiers des éléments se sont toutefois érodées au cours des siècles antérieurs, comme la mer entame patiemment les falaises millénaires. Mikio et Tatsumi, enfants de l’incendiaire Aki, renverseront-ils le courant? Mikio entretient à tout le moins une relation privilégiée avec un kami, sorte de dieu japonais, tandis que sa jumelle s’éprend d’un prince lointain, leur mariage entraînant l’essor, puis le déploiement de ses pouvoirs particuliers, et ce, même si la jeune femme préférerait continuer à les dissimuler… Tatsumi devra apprendre à se départir de son camouflage, à se délester de ses peaux trop lourdes, tels autant de kimonos enfilés l’un par-dessus l’autre. Après tout, « les kamis exaucent parfois les vœux »…

Fiction poignante, d’une beauté chatoyante, L’héritage du kami montre avec éloquence l’affection de Valérie Harvey pour le Japon. Son style soigné porte finement cette histoire guerrière parcourue par un grand romantisme. L’intrigue est traversée par un profond sens de la loyauté, à l’image de l’amitié qui réunit les trois amoureux du Sculpteur de vœux ou de la complicité — dans l’ensemble — de l’équipage de Chaolih dans les confins de la Forêt des Visiteurs. Le plus récent roman de fantasy de Valérie Harvey est une invitation océane à rêver « de dragons qui se transform[ent] en vagues immenses ». Cet ouvrage au tragique doux et essentiel s’inscrit dans la série amorcée par l’écrivaine en 2016 avec le salué Les fleurs du Nord (prix des Univers parallèles 2018). Et je ne serais pas étonnée que d’autres révélations sur les Kagi soient à venir dans un futur tome : je nous le souhaite, en ce début d’année 2021 propice aux vœux absolus. Vœux absolus comme ceux qui sont façonnés dans l’Éthermonde de Maxime, Oota et Shinji?

En attendant ma prochaine promenade hivernale dans les bois (je croise les doigts pour éviter les cannibales du continent d’Anan), j’ai bon espoir d’entr’apercevoir l’Éthermonde aujourd’hui. La météo prévoit de la pluie. Avec un peu de chance, l’averse sera torrentielle et les couleurs, floues à travers la vitre. Il suffira alors de regarder de biais, en oblique…

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