Pourquoi aime-t-on autant le narrateur totalement condamnable de Manuel de la vie sauvage de Jean-Philippe Baril Guérard? Tentative de réponse. 

C’est l’histoire d’un gars qui redéfinit les limites de sa propre morale au fur et à mesure, à la va-comme-je-te-pousse, selon ce que son intérêt et la situation dans laquelle il se retrouve appellent. Vous voyez, je fais déjà un peu comme lui : tordre les mots afin de le soustraire à la honte qui s’abattrait d’un coup sur ses épaules s’il regardait la réalité en face, s’il n’esquivait pas sans cesse. Parce que redéfinir les limites de sa propre morale au fur et à mesure, à la va-comme-je-te-pousse, selon ce que son intérêt et la situation dans laquelle on se retrouve appellent, ça équivaut, comme de raison, à ne pas avoir de morale pantoute.

Le narrateur de Manuel de la vie sauvage, troisième roman de Jean-Philippe Baril Guérard (Sports et divertissements, Royal), se comporte de façon totalement condamnable et pourtant, on l’aime quand même. C’est un problème. Jean-Philippe Baril Guérard a toujours été doué pour façonner des personnages experts dans le déni et celui-là n’y fait pas exception : le narrateur de Manuel de la vie sauvage est une ceinture noire en dérobade, un artiste de la reconfiguration de ses valeurs au gré des opportunités. Et pourtant, son charme opère. Fort. Je voudrais prendre un verre avec ce gars-là, travailler avec ce gars-là, avoir ce gars-là comme ami. Je me sens sale.

Manuel de la vie sauvage, c’est Kevin Bédard, jeune entrepreneur qui raconte sa vie et sa carrière à la manière d’un livre témoignage, de la première trahison qu’il subira en commettant l’erreur capitale de faire confiance à quelqu’un, jusqu’à la création d’une application révolutionnaire permettant de jaser avec les morts.

Manuel de la vie sauvage singe donc le vocabulaire du livre de croissance personnelle façon Dragons, mais Jean-Philippe Baril Guérard ironise-t-il toujours? C’est ce qu’il faut conclure si l’on choisit, du moins, de croire que Jean-Philippe Baril Guérard n’est pas un irrécupérable psychopathe, mais c’est plus compliqué que ça. Plus compliqué que ça, parce que c’est de la littérature, du roman, que fait Jean-Philippe Baril Guérard, pas du pastiche engagé. Jean-Philippe Baril Guérard est incontestablement du côté de la littérature, parce qu’il se garde de nous signaler ce qu’il pense lui-même des positions que défend son narrateur. Pire : il nous le rend sympathique, au point où même ses décisions les moins admissibles nous sembleront compréhensibles, justifiables.

Ça commence doucement et ses premières déclarations à l’emporte-pièce ont d’abord le lustre des dures vérités avec lesquelles il faut bien se réconcilier si l’on ne veut pas appartenir au même camp que ces naïfs qui présument de la bonté profonde et inaliénable de l’être humain. Kevin Bédard est un instant ce chum qui, en plaçant la réalité toute crue sous notre nez, nous épargne des années de marche à genoux dans la garnotte. « Rappelez-vous toujours : une négociation ne peut jamais se dérouler de manière plus éthique que la moins éthique des deux parties impliquées. » Son éloge des vertus de l’échec — on n’apprend jamais autant que lorsqu’on se plante — et de l’importance du sacrifice embaume tellement déjà l’air ambiant qu’il apparaît aussi comme une de ces paroles d’évangile dont on ne pourrait douter qu’au risque de passer pour peureux ou paresseux ou simplet.

La stratégie de Baril Guérard est à ce point efficace que lorsque ce même Kevin nous annonce quelque deux cents pages, et quelques victimes, plus tard qu’« il ne faut pas penser en termes de bien ou de mal », qu’il faut pour réussir « éliminer cette conception manichéenne et réductrice dès le départ », la tentation de lui donner raison est plus puissante que je souhaite me l’avouer. Manuel de la vie sauvage est un roman, c’est aussi un miroir tendu à son lecteur, le contraignant à prendre la mesure de ce qu’il partage avec ce millionnaire dont la ressemblance avec plusieurs figures médiatiques n’est sans doute pas fortuite.

Manuel de la vie sauvage est un livre parfaitement retors, aussi retors que ce capitalisme qui, grâce aux plaisirs éternellement renouvelés de la consommation, parvient à nous faire oublier la violence que sous-tend la pérennité de notre pouvoir d’achat, un tour de passe-passe sans lequel nous sombrerions tous dans la folie.

La prédation porte de beaux habits
En reproduisant avec autant de vraisemblance la rhétorique faussement subversive de l’entrepreneuriat visionnaire, c’est à la nature caméléon des mots, cette pâte capable de servir nos ambitions même les plus tordues si on la pétrit astucieusement, que Jean-Philippe Baril Guérard réfléchit aussi en filigrane. Comment la prédation peut-elle revêtir de façon aussi soufflante les habits du dépassement de soi? Grâce à des mots, judicieusement, sournoisement choisis, devenus trompe-l’œil à force de vernis et de répétitions.

Dans la grande tradition des écrivains américains qui sondent les profondeurs des êtres les plus moralement corrompus, Jean-Philippe Baril Guérard restitue à la perfection le discours de ceux qui tentent de faire passer l’égoïsme pour une variété particulièrement lucide d’altruisme. L’étiquette roman sous lequel il déplace ce discours est d’ailleurs un des rares indices permettant ici au lecteur de considérer la cruelle salade entrepreneuriale à la Kevin Bédard pour ce qu’elle est (c’est-à-dire indigeste). Toute la responsabilité nous appartient de juger, ou pas, Kevin Bédard, pour ses péchés. Changez la couverture de Manuel de la vie sauvage et je pense que ce texte aurait des chances de passer pour un authentique récit d’entrepreneur winner.

Manuel de la vie sauvage est un monument de bullshit auquel il est trop tentant d’adhérer, parce qu’il est trop agréable de croire à sa propre capacité de triompher de tout, parce qu’il est moins pénible de se trouver des excuses que de reconnaître ses torts. Manuel de la vie sauvage parle d’un monde, le nôtre, s’entêtant à croire que l’intelligence se situe du côté de quiconque présume de la perfidie de ceux qui les entourent, plutôt que du côté de ceux qui choisissent de réenchanter des idées anciennes comme la générosité ou la grandeur d’âme. Je n’ai sans doute pas assez méprisé le narrateur de Manuel de la vie sauvage. Je ne suis peut-être pas une aussi bonne personne que je le pense.

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