Immense Foglia

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Un aveu : j’aime Pierre Foglia et j’admire son talent. Bien entendu, je ne suis pas le seul, loin de là. Et Marc-François Bernier vient de me le faire aimer encore plus avec Foglia l’insolent, le bel ouvrage qu’il lui consacre.

Mais permettez que je conte d’abord une petite anecdote personnelle. J’ai rencontré une fois Pierre Foglia et lui ai aussitôt dit ce que je me promettais de lui dire si cela m’arrivait : « Vous êtes un grand écrivain, Monsieur, un romancier, même, mais un grand écrivain qui a, pour notre plus grand bonheur, choisi d’écrire des chroniques – comme Alain est un grand philosophe qui avait, lui aussi, choisi d’écrire des chroniques. »

Foglia m’a regardé sans rien dire et j’ai compris qu’il ne me prenait pas trop au sérieux et qu’il valait mieux ne pas insister. Nous avons donc parlé d’autre chose : d’éducation.

Un parcours, des sujets de prédilection, un style
Bernier a lu plus de 4 300 chroniques publiées par Pierre Foglia dans La Presse entre mars 1978 et février 2015. « Cela représente, rappelle-t-il, près de 4,4 millions de mots. Il faudrait 11 000 pages comme celle-ci pour en publier l’intégralité! » C’est un travail colossal et il est mené de main de maître.

Bernier y puise la matière principale de son livre (il a aussi pu interviewer le chroniqueur), qui veut rappeler la place proéminente de Foglia dans le journalisme au Québec, l’inscription de son travail dans ce nouveau journalisme qui émerge durant les années 60 et tout ce qui fait de lui cet inimitable insolent qu’il était (et est resté), pour notre plus grand bonheur.

Bernier ventile l’immense matériel ainsi recueilli en trois grands ensembles d’autant intéressants qu’ils sont, comme il se doit, émaillés de nombreuses citations du chroniqueur.

Pour commencer (« L’homme. Fragments d’une biographie non autorisée »), il raconte le parcours biographique de ce fils d’immigrés italiens depuis son enfance en France – études, choix d’un métier, service militaire –, jusqu’à son arrivée à Montréal (1963), en route pour l’Amérique et l’Australie, à Montréal où il s’établira. Il commence ensuite à pratiquer le journalisme et le métier de chroniqueur, jusqu’à devenir « le journaliste plus influent au Québec ».

La deuxième partie porte sur les grandes thématiques philosophico-politiques et sociales récurrentes dans les écrits de Foglia : Bernier le décrit tour à tour comme éthicien, moraliste, indigné, athée, olympien, précepteur et opposant. Selon lui, Foglia est « avant tout un moraliste », dans la lignée de Vauvenargues, Montaigne ou La Fontaine, mais, précise-t-il, un moraliste qui serait aussi d’une grande modestie et qui se défendrait d’être moralisateur. Je pense qu’il a raison sur ce point et que ce pourrait bien être là la principale clé de cette œuvre, qui n’est par ailleurs pas exempte de paradoxes. Bernier écrit à ce propos, en conclusion de son essai : « L’œuvre de Foglia est la paradoxale mise en scène permanente d’un individu qui prétend pourtant être secret et ne pas se dévoiler ».

La troisième partie du livre porte sur ces thèmes qui font le charme des chroniques de Foglia, issus le plus souvent de petites choses de son quotidien et du nôtre (le vélo, les chats, les vieux, etc.). Il les a si bien observées et magnifiées dans un style qu’il a inventé qu’il en résulte qu’on pense souvent à lui en songeant à ces petites choses. C’est bien la marque d’un grand écrivain, non, M. Foglia?

Il y a dans ce livre, on le devine, de quoi réjouir toutes les personnes qui ont aimé Foglia et qui ont été intellectuellement nourries par lui. Je voudrais m’attarder à un thème qui m’est particulièrement cher : l’éducation.

Foglia et l’éducation
Foglia, à regret, a terminé sa scolarité à l’école française à 12 ans, avant d’étudier la typographie. Il en a gardé une sorte de respect républicain (si je puis dire) pour le savoir émancipateur, posture assez caractéristique de gens comme lui provenant de milieux modestes et qui sont peu ou pas scolarisés – un respect qu’on retrouve par exemple chez François Cavanna. C’est d’abord cela qu’il apporte dans ses chroniques qui abordent des thèmes concernant l’éducation.

Il s’y montre aussi très critique d’un certain pédagogisme (« saloperies de méthodes pédagogiques ») et du souci de plaire qui l’anime, qui lui semblent être la négation de l’indispensable effort qu’exige l’apprentissage. Il mise plutôt sur les savoirs élémentaires qui forment la culture et qui doivent être transmis à l’école, avec passion, par un enseignant qui les maîtrise et les aime. Ces savoirs doivent permettre à chacun « de déjouer le message publicitaire qui est en train de [le] baiser ». Il déplore encore une certaine orientation fonctionnelle et utilitaire de l’éducation et des contenus transmis à l’école, qu’il voit volontiers comme un sanctuaire, « protégé du monde extérieur ».

On le devine : Foglia, homme de gauche, a été un des opposants à la récente réforme de l’éducation « présentée comme progressiste et de gauche ». Il a suggéré qu’elle pourrait avoir, en fait, une finalité de droite, « former des demi-analphabètes fonctionnels, bien intégrés au milieu, je veux dire au marché ». Les idées de Foglia sur l’université sont elles aussi stimulantes – Bernier rappelle par exemple qu’il dénonce « le financement, et donc l’orientation utilitaire des programmes de recherche universitaires par des entreprises privées, sans que cela ne soulève le moindre débat social ».

Bernier souligne encore que Foglia a de la culture, « une conception non pas élitiste, mais exigeante » : elle demande une éthique de l’effort, du dépassement. Avec des accents qui font penser à Alain, Foglia écrit que la culture est « cette tentative de devenir un peu adulte », en « fermant la gueule à l’enfant en nous qui veut toujours jouer » et « manger des bonbons sucrés ».

Si j’ai le bonheur de croiser de nouveau Foglia, je lui dirai cette fois : « Merci, Monsieur, d’avoir maintenu vivantes, contre vents de la pensée molle et marées de l’opinion mondaine, un certain nombre de positions philosophiques fondamentales sur l’éducation et la pédagogie ». J’ignore comment il réagira.

Au besoin, j’enchaînerai en parlant chats, vélos ou fiancées…

Merci pour tout, M. Foglia.

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