Yann Perreau: lire à la lune

18
Publicité
La tournée de concerts intimes qu'il présente actuellement au Québec et en Europe avec son comparse Alex MacMahon (du groupe Plaster) s'intitule Perreau et la lune. Les chansons de ses deux premiers albums, Western romance et Nucléaire, y apparaissent mises à nu — «les mots en première ligne» —, dans un spectacle qui confirme à la fois son statut de bête de scène et celui d'amoureux de la langue. Yann Perreau, oiseau nocturne, l'avoue sans ambages: c'est la nuit qu'il lit, mais c'est avec plaisir qu'il s'est glissé dans le rôle diurne du libraire d'un jour.

Quand on est de neuf ans le plus jeune d’une famille nombreuse, on a à portée de main une collection de livres usés certes, mais qui ne demandent qu’à être redécouverts. Astérix, les Gaulois et leur résistance, Lucky Luke le lonesome cow-boy marginal et l’incontournable Tintin l’ont éveillé au bonheur de tourner les pages: «Je me rappelle aussi de l’extrême fierté que j’ai éprouvée les premières fois que j’ai réussi à lire des mots, à déchiffrer « un livre de grands », sans images. Même si je n’y comprenais rien!»

Ceux qui ouvrent la voie
Tandis que certains bayaient aux corneilles dans leurs classes, Yann Perreau a eu la chance de croiser des professeurs de français extraordinaires: «En secondaire 2, nous en avions un très autoritaire, mais passionné, qui a réussi à nous intéresser aux racines grecques et latines des mots. Ses leçons me servent aujourd’hui encore quand j’écris. Il m’a montré à quel point la langue française était incarnée, reliée à l’histoire des hommes.»

Au cégep, c’est un professeur égyptien qui l’initie aux auteurs d’ici: «Émile Nelligan, Réjean Ducharme, Michel Tremblay, il nous faisait entrer dans les textes, il décortiquait tout. C’était un fou de l’analyse, un exégète. Il nous amenait au-delà du poème, dans la biographie des écrivains, nous donnait des clefs.» Il cite Le Torrent, d’Anne Hébert: «Il y a là quelque chose de très freudien, des mouvements d’inconscient sous-jacents. Parfois on écrit, sans savoir où l’on s’en va, et plus tard, tout prend sens. Ce professeur m’a fait faire mes premiers pas dans la compréhension de la force des mots.»

L’exploration se poursuit en même temps que s’amorce sa carrière de musicien. Il traverse ce qu’il appelle une phase plus spirituelle: «Je découvre Hermann Hesse, Paulo Coelho, Le Prophète de Khalil Gibran. Et puis des livres qui ont, je m’en rends compte maintenant, marqué ma génération: Les Particules élémentaires, de Michel Houellebecq; Moon Palace, de Paul Auster; Sur la route, de Jack Kerouac; Soie, d’Alessandro Barrico. Quoique dans mon cas, de Barrico, c’est Océan mer qui m’a vraiment fait tomber sur le cul. Quel raconteur d’histoires!» Il s’attarde aussi sur Le Petit Sauvage d’Alexandre Jardin.

Les inspirateurs
«Depuis que j’ai lu la poésie de Jacques Prévert (Paroles, Histoires), je ne peux rien écrire sans que son fantôme soit dans les parages. Il y a une musicalité, un rythme, une rébellion anticléricale, antimilitariste, un anarchisme sans aigreur que j’adore. J’aime la richesse, la consistance de la langue, mais par-dessus tout la simplicité, la limpidité. Chez Bukowski et Prévert, c’est leur intelligence, la profondeur de leur vécu qui fait leur génie. Ils font partie de mes influences directes.» Il met d’ailleurs en musique L’Oiseau bleu, de Charles Bukowski, une version de Bluebird traduite par Michel Lederer: «Bukowski me fait tellement rire, j’adorerais avoir un ami comme lui, dans la soixantaine, un peu soûlon, pour partager sa sagesse, sa lucidité… C’est un écorché qui ne l’a pas eue facile et qui se fout du monde, un peu à la Gainsbarre. Mais dans L’Oiseau bleu, justement, ce n’est plus le Bukowski désinvolte. Comme dans « Le Zoo libéré », une des nouvelles des Contes de la folie ordinaire, c’est d’une tendresse à pleurer.» Dans le combiné, un bruissement fébrile de pages: «De mon lit, je regarde trois oiseaux sur un fil téléphonique, un s’envole, puis un autre. Il en reste un, puis il s’envole aussi. La machine à écrire reste silencieuse comme une tombe, et j’en suis réduit à observer les oiseaux. Je voulais juste te le dire, enculé.» Yann Perreau s’exclame: «Là, tu vois qu’il s’en câlisse! Mais juste après, tu tombes sur: Il y a dans mon cœur / un oiseau bleu qui veut sortir / mais je suis trop coriace pour lui / je lui dis reste là, je ne veux pas qu’on te voie. (L’Oiseau bleu) Et c’est un bijou d’une telle fragilité, à côté des autres textes, que ça demande un courage incroyable d’écrire ça.»

Aiguiser sa plume
La radio de Radio-Canada l’a invité à écrire huit nouvelles qui seront lues en ondes à la saison estivale. La seule contrainte est qu’elles doivent aborder de près ou de loin le thème de l’été: «C’est la première fois que j’ai une commande d’écriture autre que de la chanson. Je suis complètement libre, je peux aller où je veux! Le temps d’un texte, je peux être une laveuse, une fourmi, un prisonnier… C’est vertigineux, ça me donne un « coup de pied dans le cul » pour faire ce que j’avais envie de faire depuis longtemps. La première nouvelle, je viens de la livrer; j’ai déjà passé quatre ou cinq jours dessus pour deux pages et demie. Ce projet m’inspire et me donne la chienne! La nouvelle est un exercice concentré: il faut se retenir pour ne pas tout donner.» En dehors des périodes précises d’écriture d’album, il écrit un journal. «Et quand je cherche de l’inspiration, je le feuillette.» Cet automne, il publie chez VLB Éditeur un recueil de 22 textes de chansons. On lui a proposé cette aventure, et il devrait y joindre des réflexions et des méditations autour de chaque texte: «J’en suis à l’étape de consulter un graphiste, ça prend forme. Ça s’incarne.»

À propos de mots qui s’incarnent, est-il sensible à l’objet-livre? «J’achète des disques, j’achète des livres. Je vais à la bibliothèque pour l’atmosphère, mais je n’emprunte jamais rien. J’aime avoir mon exemplaire. Pas pour qu’il reste sur une tablette, mais pour le prêter à des amis, quitte à ne plus jamais le revoir. Les livres, ça doit se promener. Mes recueils de Pablo Neruda, par exemple, sont en train de tomber en ruines à force d’être consultés.»

Et quelles seront ses prochaines lectures? «Odette Toulemonde et autres histoires d’Éric-Emmanuel Schmitt. Il me reste quelques pages à finir à Oscar et la dame rose et j’ai envie de continuer avec cet auteur, qui m’a fait sourire, m’a injecté de l’espoir. J’ai eu la chance de le rencontrer sur le plateau de Tout le monde en parle. Il écrit de vraies bonnes histoires, de celles qui « rentrent dedans ».» Dans une petite librairie, il a été attiré par un roman de Georges Simenon, un Maigret: «Je n’ai encore jamais lu de polars, on verra ce que ça donne!» Dieu et nous seul pouvons et Un loup est un loup de Michel Folco, cadeaux d’un ami, l’attendent aussi sur sa table… de nuit, évidemment.

Bibliographie :
Les Contes de la folie ordinaire, Charles Bukowski, Le Livre de poche, 192 p., 7,95$
Vingt poèmes d’amour et une chanson désespérée (suivi de Les Vers du capitaine), Pablo Neruda, Gallimard, coll. nrf Poésie, 336 p., 18,50$
Paroles, Jacques Prévert, Gallimard, coll. folio, 253 p., 12,95$
Le Prophète, Khalil Gibran, Le Livre de poche, 128 p., 5,50$
Oscar et la dame rose, Eric-Emmanuel Schmitt, Éditions Albin Michel, 99 p., 14,95$
Moon Palace, Paul Auster, Leméac, coll. Babel, 479 p., 16,95$

Publicité