Michel Rabagliati: La juste dose d’humanité, d’humour et d’intelligence

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Natif du quartier Rosemont à Montréal, Michel Rabagliati a acquis au fil des ans un statut fort enviable parmi les illustrateurs et bédéistes québécois, notamment grâce à sa série d'albums d'inspiration autobiographique mettant en vedette son attachant alter ego, Paul. Lecteur « paresseux et difficile », selon ses propres dires, il partage néanmoins avec nous ses petits émois.

«Mon père était un lecteur tranquille qui étirait le même livre sur des mois, se rappelle le bédéiste. Comme il était typographe et qu’il passait ses journées entières à lire des textes sur des formes de plomb et à l’envers, je crois qu’il en avait assez lorsqu’il arrivait à la maison. Je me souviens l’avoir vu lire un livre qui a dû traîner sur la table du salon pendant cinq ans: Le choc du futur d’Alvin Toffler.»

D’emblée, cet aveu donnera le ton à notre entretien, d’autant plus que Michel Rabagliati reconnaît avec candeur qu’il est issu d’un milieu familial où la littérature et la lecture avaient une importance modeste. En dépit de cela, le livre fera une entrée remarquée dans l’univers du jeune Michel, notamment une bande dessinée signée Hergé: Objectif Lune: «Un matin je me suis levé, je devais avoir 6 ans. Mon père l’avait achetée la veille et me l’avait laissée sur la table avant de partir travailler. Papa aimait bien les BD lui aussi, surtout Gotlib. J’ai lu ça doucement, en regardant chaque image et en essayant de comprendre les textes, irrémédiablement aspiré dans le fabuleux monde de Tintin.»

Converti à la lecture en bas âge, Rabagliati se décrit comme un lecteur «paresseux et difficile»: «Je dois trouver dans un livre la juste dose d’huma­nité, d’humour et d’intelligence pour me tenir attentif et intéressé jusqu’au bout, sinon je décroche très facilement.» Un livre semble avoir réuni ces conditions indispensables: L’attrape-cœurs de J.D. Salinger, lu une dizaine de fois, en anglais et dans la traduction française de J.-B. Rossi. «J’en parle même dans un passage de Paul à la pêche, rappelle notre libraire d’un jour. C’est une œuvre qui a changé profondément ma vie et ma façon de regarder le monde. Je pourrais dire qu’il y a deux Michel Rabagliati: celui d’avant la lecture de L’attrape-cœurs, et celui d’après. À travers sa lunette, Salinger m’a fait voir le monde comme je ne l’avais jamais vu avant. Je me suis immédiatement identifié au personnage principal, auquel je ressemblais tant à cet âge. Salinger a su se remettre dans l’état d’esprit exact d’un jeune de 15 ou 16 ans, et le faire réfléchir tout haut. L’argent, l’hypocrisie, les injustices, l’amour, l’indifférence: tous les travers de la société moderne y passent. Et tout est dit crûment sans ménagement par ce jeune homme qui en a gros sur le cœur. Pour moi, c’est le meilleur roman jamais écrit.»

L’admiration que voue Michel Rabagliati au chef-d’œuvre de Salinger est telle qu’il avoue ressentir encore aujourd’hui son influence dans sa manière d’aborder ses propres récits. Comment ne pas s’étonner, alors, que Rabagliati n’ait pas choisi le roman comme mode d’expression? «J’aurais bien sûr aimé écrire L’attrape-cœurs, mais pour rester plus près de mon métier, je dirai que j’aurais aimé tout autant signer Les bijoux de la Castafiore d’Hergé. C’est une des BD les plus raffinées que j’ai lues au point de vue scénaristique; très complexe et très fluide en même temps. Le déroulement des scènes, les chassés-croisés entre personnages, les malentendus générés par la surdité de Tournesol font de cette histoire une formidable machine infernale. Hergé devait être en très grande forme lorsqu’il a mis ce scénario au point.»

En sa qualité d’illustrateur, c’est sur le plan graphique que Rabagliati ressent le plus l’influence de ses lectures. Les artistes qui l’ont le plus impressionné sont nombreux: «Albert Chartier, père d’Onésime, le plus célèbre personnage de BD québécoise aux bras et aux jambes élastiques comme du caout­chouc. Robert Lapalme, caricaturiste et décorateur virtuose qui a travaillé pour une foule de quotidiens canadiens; ses caricatures sont parmi les plus belles et les plus raffinées: c’est le Albert Hirschfeld du Québec. L’immense André Franquin, père de Gaston Lagaffe et dessinateur des plus beaux albums de Spirou. J’ai allègrement copié son style durant toute mon enfance; à l’école, je présentais mes travaux sous forme de bandes dessinées. Et puis, Alain Grée, qui illustrait des livres documentaires pour les enfants dans les années 70 chez Casterman (Les bateaux, Les trains, Les voitures, etc.). J’adorais ses illustrations dépourvues de traits noirs, je trouvais ça très avant-gardiste. En 1987, lorsque j’ai commencé à explorer l’illustration à l’ordinateur, un autre vieil auteur de livres documentaires jeunesse refit surface et vint influer sur mon style: Miroslav Sasek, à qui l’on confiait des reportages des­sinés à propos des grandes villes du monde. Ces artistes ont laissé des traces qu’un œil averti peut aujourd’hui déceler dans mes cases.»

Quand on lui demande d’identifier d’autres lectures marquantes, en tant que premier bédéiste retenu en ces pages comme libraire d’un jour, Rabagliati choisit de prêcher pour sa paroisse: «J’aime la BD avant tout, mais je concède que les excellentes BD, celles qui vous marquent, sont rares. Il y a beaucoup d’offre, mais peu de titres — près de 4 000 nouveautés arrivent sur les rayons tous les ans! — trouvent grâce à mes yeux. Je parle, ici, de romans graphiques pour adultes. Sinon, en jeunesse, humour, aventure et science-fiction, il y a une kyrielle de bons albums. Avec l’âge, j’ai un peu délaissé ces rayons. Mais voici quelques valeurs sûres dans la catégorie roman graphique: Maus d’Art Spiegelman, Persepolis de Marjane Satrapi, Quartier lointain de Jirô Tanigushi, Blankets de Craig Thompson, Jeux pour mourir de Jacques Tardi, La guerre d’Alan d’Emmanuel Guibert. Il y en a des dizaines d’autres, mais disons que ces albums pourraient constituer une bonne introduction au monde de la BD adulte.»

On le voit à cette courte liste, l’origine de l’auteur n’a guère d’importance pour Rabagliati: «Ce que je veux, c’est qu’on me raconte une bonne histoire. Mais évidemment, quand je lis un livre comme À quand les bonnes nouvelles? de Kate Atkinson, je suis très heureux de visiter l’Écosse et ses habitants à travers ses pages.» Quant au plus récent bouquin à l’avoir bouleversé, il s’agit du Soleil des Scorta de Laurent Gaudé. «Une histoire dense se déroulant sur plusieurs années dans un petit villageitalien. Descriptions des lieux, des goûts et des odeurs hyper réalistes. Une écriture qui rend jaloux. J’ai fait un très beau voyage en lisant ce roman», déclare-t-il.

Autrement, une pile d’albums de bandes dessinées trône sur sa table de chevet. Des titres? «Tamara Drewe de Posy Simmonds, une nouveauté primée au Festival d’Angoulême; superbe roman graphique très généreux, librement inspiré d’un roman de Thomas Hardy (Loin de la foule déchaînée). C’est mon coup de cœur cette année. Ghost World de Daniel Clowes, pilier de l’underground américain. La Marie en plastique de Prud’homme et Rabaté. Chambre froide de Bruno Heitz. Le petit Christian 2 de Blutch, un artiste étourdissant de la BD nouvelle vague française. Amérika de Robert Crumb. Et Là où vont nos pères, merveilleuse BD muette sur les difficultés de l’émigration.»

Bibliographie :
L’attrape-cœurs, J.D. Salinger, Pocket, 258 p. | 9,50$
Objectif Lune et Les bijoux de la Castafiore, Hergé, Casterman, Casterman, 64 p. ch. | 11,95$ ch.
Maus, (coffret 2 vol.), Art Spiegelman, Flammarion, 312 p. | 55$
Quartier lointain (L’intégrale), Jirô Tanigushi, Casterman, 406 p. | 48,95$
Persepolis (4 t.), Marjane Satrapi, L’Association, entre 76 p. et 104 p. ch. | entre 24,99$ et 26,99$ ch.
Blankets: Manteau de neige, Craig Thompson, Casterman, 582 p. | 47,95$
Jeux pour mourir, Jacques Tardi, Casterman, 240 p. | 47,95$
La guerre d’Alan (3 t.), Emmanuel Guibert, L’Association, 96 p. | entre 24,99$ et 29,99$ ch.
À quand les bonnes nouvelles?, Kate Atkinson, De Fallois, 366 p. | 32,95$
Le soleil des Scorta, Laurent Gaudé, J’ai lu, 248 p. | 11,95$

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