Alphonsine Jammes: jamais seule, avec un bon livre

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Native de l'île d'Anticosti, en ces temps-là propriété française, Alphonsine Jammes habite le charmant village côtier de Saint-Irénée, là où son époux, marin au long cours, et elle avaient élu domicile il y a une soixantaine d'annéeS. Veuve relativement tôt, jamais remariée, cette femme a élevé ses dix enfants quasiment seule. Aujourd'hui adultes et eux-mêmes parents, les garçons et filles sont partis faire leur vie en ville et Mme Jammes reste dans sa maison en face du fleuve, avec pour principaux compagnons ces livres que ses enfants, ses brus et ses gendres ne manquent jamais de lui ramener. Si elle s'ennuie? Allons donc: «On n'est jamais seule, avec un bon livre!»

La maison à robe bourgogne tourne le dos à la montagne, lui préférant apparemment le magnifique paysage marin. Ici, le Saint-Laurent s’ouvre, si ample qu’il est en droit de revendiquer l’appellation de mer. Par moments, le promeneur à l’oreille attentive croit ouïr quelques accords de contrebasse ou de violon, portés par le vent. Surplombant le fleuve, la plage et le boulevard bordé de maisons, le renommé Domaine Forget accueille bon an mal an des musiciens, apprentis ou professionnels, venus parfaire leur art en communion avec la nature luxuriante de Charlevoix. Guidé par André, l’un des fils de Mme Jammes, je me permets un petit tour du propriétaire, histoire de constater l’omniprésence des livres qui s’entassent sur les rayons des bibliothèques, sur des petites tables dans le coin de chaque pièce, y compris la salle de bains. Curieux, j’enregistre les noms sur les épines: Gérard Messadié, Yves Beauchemin, Gilles Archambault, Arlette Cousture et des auteurs de polars américains en quantité.

Mon hôtesse me reçoit dans la salle à dîner, théâtre de tant de veillées. Bien sûr, le poids des années lui a fait courber un peu l’échine, mais elle lève vers moi un regard pétillant de jeunesse et de vivacité, des yeux d’une couleur azurée qu’on croirait dérobée au ciel et à la mer. Les yeux d’une lectrice de toujours? «Oh, pas de toujours, nuance-t-elle. Quand j’étais très jeune, je me considérais plus comme une manuelle. J’aimais le tricot, la couture, la broderie. Je suis devenue passionnée de lecture plus tard, à l’époque où j’étudiais chez les sœurs.» Mme Jammes évoque avec fierté, nostalgie et un brin d’amusement ces bonnes religieuses qui lui ont enseigné, des femmes brillantes et cultivées qui ont su lui transmettre entre autres choses l’amour de la langue française et des livres. Approvisionnée en vivres de toutes sortes par la métropole, l’île d’Anticosti ne manquait de rien, mais l’on ne pouvait trouver au collège que les livres jugés convenables pour les jeunes filles. «On nous laissait lire surtout des histoires d’amour, des romans à l’eau de rose du genre Delly. Mais il y en avait parmi les religieuses qui lisaient des Arsène Lupin en cachette.»

Se pourrait-il que ce soit l’attrait de ce fruit autrefois défendu qui ait fait d’elle aujourd’hui une lectrice assidue de thrillers, de polars et de romans noirs? «Je ne crois pas, non. Vous savez, je m’intéresse aux thrillers et aux polars depuis relativement peu de temps, et surtout parce que certaines de mes filles et celui de mes gendres qui enseigne la littérature ont pris l’habitude de m’en prêter ou de m’en offrir. Le premier thriller qui m’a vraiment captivée, c’est Superstition de Douglas Preston et de Lincoln Child. C’est une histoire de meurtres brutaux et mystérieux commis au Musée d’histoire naturelle de New York, un suspense très efficace situé dans un décor bien rendu, avec plein de détails scientifiques crédibles. Et puis, j’aime beaucoup les polars de Michael Connelly. J’ai dévoré littéralement Les égoûts de Los Angeles. J’apprécie l’écriture et l’ambiance des livres de Connelly et je trouve son détective [Hieronymus Bosch, Harry pour les intimes] bien attachant. Ces jours-ci, je m’amuse beaucoup avec Jean-Jacques Pelletier et ses intrigues dans le monde financier: La chair disparue, L’argent du monde. C’est fouillé, touffu et impressionnant; on sent qu’il connaît bien le milieu qu’il décrit. On n’a pas l’habitude de lire des livres québécois de ce type.»

Si la découverte du roman noir est relativement récente, alors que lisait Mme Jammes avant? «Toutes sortes de choses. J’ai toujours eu des goûts assez variés. J’ai lu un peu Marguerite Duras, Marguerite Yourcenar et beaucoup de romans historiques, notamment les romans de Jeanne Bourin. Je garde un souvenir agréable de La chambre des dames. Récemment, on m’a offert un album documentaire, superbement illustré et écrit par Mme Bourin, La rose et la mandragore: plantes et jardins médiévaux. C’est non seulement un livre superbe pour le coup d’œil, mais aussi très instructif. Dans le genre roman historique, j’ai lu avec plaisir les deux premiers tomes de la trilogie «Le goût du bonheur» de Marie Laberge: Gabrielle et Adélaïde. Je n’ai jamais été une inconditionnelle des romans de Mme Laberge, mais là elle m’a vraiment touchée. La reconstitution du contexte d’époque m’a semblé très réussie, ça m’a replongée dans mes propres souvenirs. Et puis, j’ai aussi apprécié Madame Socrate de Gérard Messadié, qui combine une histoire d’enquête sur un meurtre et une recréation passionnante de la Grèce antique.»

En réfléchissant quasiment à voix haute, je remarque que Mme Jammes semble attacher pas mal d’importance au caractère pédagogique de ses lectures. «Certainement. On lit pour se distraire, pour se désennuyer mais pour apprendre aussi. Tenez, j’ai été fascinée par la vie d’Alexandra David-Néel, par le récit de ses voyages en Asie, au Tibet. J’ai lu l’album que lui a consacré Joëlle Désiré-Marchand. C’était une vraiment une légende vivante, une femme extraordinaire, courageuse et curieuse. J’ai trouvé son parcours, son exemple inspirants. Quand on lit ses aventures, tout ce qu’elle a traversé, on trouve nos petits problèmes quotidiens bien banals en comparaison.»

La lecture serait donc plus qu’une compagne ou un divertissement, mais une source d’illumination? «Oui, un moyen d’apprendre toujours plus sur le monde dans lequel on vit. Par exemple, je suis encore sous le choc après le roman de Gil Courtemanche, Un dimanche à la piscine à Kigali, qui mérite amplement son succès. C’est un roman d’une violence insoutenable, certes, mais nécessaire. Je ne crois pas que l’auteur en ait rajouté, qu’il ait été complaisant. C’est un livre nécessaire parce qu’il exprime des vérités qu’il fallait vraiment dire! Il avait le devoir de témoigner par la fiction des horreurs qui se sont passées là-bas, pour qu’on sache, pour qu’on n’oublie pas.»

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