Adrienne Clarkson: Le livre, cet îlot de tranquillité

6
Publicité
Animatrice-vedette à la télévision canadienne, journaliste, écrivaine, éditrice et épouse de l'écrivain John Ralston Saul, Adrienne Clarkson a occupé le poste de Gouverneure générale du Canada de 1999 à 2005. Un an après ce mandat par moments controversé, cette diplômée de l'Université de Toronto et de la Sorbonne, native de Hong Kong mais élevée à Ottawa, publie, sous le titre Le Cœur au poing, le récit autobiographique de son itinéraire hors du commun. Quelle meilleure occasion de parler avec elle de son amour pour les livres, qui ne s'est jamais démenti au fil des ans?

Au bout du fil, la voix est détendue. Adrienne Louise Clarkson a l’habitude des entrevues, pour en avoir mené ou s’y être pliée pendant des années. Bilingue, elle opte pour la langue de Molière et admet que ses mémoires, publiés simultanément cet automne dans les deux langues officielles du Canada, constituent un retour à l’écriture : «C’est vrai, j’ai écrit deux romans (A Lover More Condoling et Hunger Trace) et un recueil d’entretiens (True to You in My Fashion), mais c’était il y a trente ans, avant que je me laisse avaler par la télé, explique-t-elle. Pendant que j’étais Gouverneure générale et que j’avais à rédiger cent soixante discours par an, j’ai retrouvé le goût d’écrire. J’ai eu envie d’écrire sur ma famille, notre vie au temps de la Deuxième Guerre mondiale, notre venue au Canada. Écrire sur la vie publique, ça m’intéressait moins parce que, je peux le dire maintenant, ça n’a pas été la chose la plus passionnante.»

Depuis la tendre enfance, Mme Clarkson conçoit le livre comme un îlot de tranquillité où fuir l’agitation du monde. Celle qui déclare avoir appris à lire par elle-même se remémore avec amusement les albums de contes de fées, abondamment illustrés, qui lui procurèrent ses premiers émois littéraires. Désireuse d’apprendre le français mais refusée comme élève par les sœurs du couvent Sainte-Jeanne-d’Arc d’Ottawa pour des raisons religieuses, la jeune Adrienne découvre la littérature grâce à son professeur d’anglais, Walter B. Mann, qui débute chaque cours par la lecture d’un poème de Browning, de Tennyson, etc. Francophile dès le lycée, la jeune Adrienne ne tarde pas à plonger dans les bouquins de grands écrivains français, les poésies d’Alfred de Musset ou de Charles Baudelaire, le théâtre classique de Molière, Racine et Corneille, les Mémoires d’outre-tombe de Chateaubriand, La Symphonie pastorale, La Porte étroite et Les Faux-monnayeurs d’André Gide.

À Paris, où elle séjourne une première fois de 1961 à 1963, elle côtoie à la Maison des étudiants canadiens des jeunes hommes destinés à des carrières enviables, dont Roch Carrier, avec qui elle se lie d’amitié. «On a toujours gardé contact, raconte Adrienne Clarkson, et quand je suis devenue Gouverneure générale et lui direc-teur de la Biblio-thèque nationale, on s’est vus beaucoup. Parmi ses livres, j’ai particulièrement aimé La Guerre, yes sir!, mais aussi le recueil Les Enfants du bonhomme dans la lune, où l’on trouve le conte dont on cite un extrait à l’endos du billet de cinq dollars [NDLR : «Une abo-minable feuille d’érable sur la glace »]…»

Affaires de cœur
Tout enthousiaste qu’elle soit à propos de l’œuvre de son ami Roch Carrier, c’est néanmoins du Tombeau des rois d’Anne Hébert qu’Adrienne Clarkson a tiré le titre français de ses mémoires (« J’ai mon cœur au poing comme un faucon aveugle»). «Mon mari et moi sommes devenus amis avec Anne dans les années 80, à Paris. C’était une femme extraordinaire, peut-être la plus grande écrivaine que nous ayons eue et sans doute notre Nobel de la littérature manqué. J’ai adoré Les Fous de Bassan et Kamouraska. Quand j’ai dit à mon amie Margaret Atwood que je comptais donner ce titre à la version française de mon livre, elle a convenu avec moi que Le Tombeau des rois était probablement la plus importante œuvre poétique jamais écrite par un auteur canadien.»

Difficile de passer sous silence le fait que l’ex-Gouverneure générale partage sa vie avec John Ralston Saul, l’un des intellectuels le plus en vue du Canada anglais, dont on imagine sans peine qu’elle soit la première lectrice. «Ça va peut-être vous étonner, mais non, je ne lis jamais ses livres avant le premier jeu d’épreuves parce que je repère faci-lement les coquilles, s’amuse Mme Clarkson. Et puis, on échange tellement sur nos idées que je préfère attendre que l’œuvre soit finie avant de la lire. Et je n’y retourne qu’un ou deux ans après la publication.» Pousserait-on l’audace jusqu’à lui demander les titres qu’elle conseillerait dans l’œuvre de son mari? «Je recommanderais d’abord La Civilisation inconsciente à un lecteur qui n’a pas peur des lectures costaudes, répond-elle. Et puis, bien sûr, Les Bâtards de Voltaire. Et sur la question constitutionnelle canadienne, Réflexions d’un frère siamois.»

Sur les étagères de la bibliothèque du couple Clarkson-Saul s’alignent plus de sept mille volumes en tout genre. Adrienne Clarkson avoue toutefois sans hésitation son penchant pour les essais, la non-fiction : «Entre autres, j’aime les grandes biographies. J’ai un ami, Olivier Todd, qui a écrit des ouvrages passionnants sur Brel, Camus et Malraux. Je trouve intéressant de mieux connaître des personnages marquants. J’ai lu récemment la biographie de John Adams, le deuxième président des États-Unis, écrite par le grand historien David McCullough; j’ai beaucoup apprécié. J’aime entrer dans la vie de ces gens, lire leur corres-pondance, toucher le cœur de leur existence. Tout ça va être de plus en plus difficile à faire, dans l’avenir, puisqu’on n’écrit presque plus de lettres, qu’on se contente de téléphoner et d’envoyer des courriels dont on ne garde pas de trace.»

En terminant, un dernier coup de cœur? «Book of Longing, le plus récent recueil de poèmes de Leonard Cohen. Magnifique.»

Bibliographie :
Jacques Brel, une vie, Olivier Todd, 10/18, 544 p., 18,95$
La Symphonie pastorale, André Gide, Folio, 158 p., 12,95$
La Guerre, yes sir !, Roch Carrier, Alain Stanké éditeur, coll. 10/10, 140 p.,11,95$
Les Enfants du bonhomme dans la lune, Roch Carrier, Alain Stanké éditeur, 182 p., 11,95$
Œuvre poétique 1950-1990, Anne Hébert, Boréal, coll. Compact, 168 p., 10,95$
La Civilisation inconsciente, John Ralston Saul, Payot, 200 p., 29,95$
Réflexions d’un frère siamois, John Ralston Saul, Boréal, 516 p., 34,95$
John Adams, David McCullough, Simon & Schuster, 752 p., 27,50$ (inédit en français)
Book of Longing, Leonard Cohen, McLellan & Stewart, 240 p., 32,99$ (inédit en français)
Et pour découvrir Adrienne Clarkson: Le Cœur au poing. Mémoires, Boréal, 368 p., 29,95$

Publicité