Laurent Borrégo : Le savoir du monde à portée de main

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Un érudit, un intellectuel, un homme modeste et réfléchi : Laurent Borrégo, libraire à la librairie Monet de Montréal, nous entretient sur ce rôle de passeur revenant aux libraires qui s’engagent corps et âme dans leur métier.

« Lorsque je travaillais en restauration, le maître d’hôtel m’avait inculqué une façon de voir, de travailler, qui s’applique également au milieu de la librairie, explique Laurent Borrégo. Il m’avait dit : “Ce restaurant est à toi. Les clients qui sont assis à ta table sont tes invités.” Ainsi, quelqu’un qui entre à la librairie, c’est comme s’il entrait chez moi, dans le sens figuré, bien sûr. En voyant les choses ainsi, le service à la clientèle change du tout au tout. »

À n’en pas douter, un client qui s’aventure dans l’antre de Laurent Borrégo y constatera, au-delà de l’accueil chaleureux, trois éléments majeurs : l’absence totale d’objets autres que livresques, la multitude d’ouvrages – notamment en jeunesse et en BD, les spécialités de Monet – présentés de face afin de faire saliver tout amateur ainsi que cette porte invitante, sur la gauche, qui contient rien de moins qu’une salle d’exposition. La librairie Monet, qui célèbre cette année ses 35 ans de réussite dans le milieu du livre, a de quoi démontrer que la littérature est encore bien vivante en cette ère du numérique.

Rendre leurs lettres de noblesse aux libraires
« Au XVIIIe, voire au XIXe siècle, la librairie était synonyme de lieu de diffusion d’idées, de partage et de formation », rappelle Laurent Borrégo. Cette tradition, Monet la perpétue de bien des façons. Et c’est notamment l’engagement et le dévouement de ses libraires qui travaillent dans le respect de cette vision qui contribue à la garder bien vivante.

 « Lire beaucoup n’est que la première pierre de l’édifice pour être libraire. C’est un métier qui nécessite d’être nourri jusqu’à sa mort. Je ne suis pas certain que tous les métiers demandent cette autodiscipline personnelle, cette autoformation. Le libraire doit construire tranquillement une maison, un édifice vivant. Il faut être à l’intérieur pour voir la richesse culturelle de ce métier-là », lance-t-il.

« Le métier de libraire est un métier immense. La figure du libraire est souvent la figure de l’intellectuel, quelqu’un qui est censé avoir une immense culture. Et c’est le cas! Réellement, un libraire est quelqu’un qui doit perpétuellement creuser une discipline », confie Laurent, avant d’ajouter que pour sa part, ses champs d’intérêt se trouvent principalement en philosophie – il a été durant trois ans professeur dans cette matière au niveau collégial –, en sciences humaines ainsi qu’en spiritualité. « Le savoir est tellement infini, continue-t-il. C’est terminé, l’époque où l’on pouvait lire l’encyclopédie et tout savoir sur la botanique, la physique, la biologie, etc. Aujourd’hui, les savoirs sont trop morcelés, trop vastes. De nos jours, le libraire ne peut pas avoir tout lu, sur tous les sujets, alors qu’à l’époque, il pouvait passer pour l’érudit de la ville. » Ainsi, le rôle du libraire spécialiste devient de plus en plus essentiel; et c’est pourquoi, chez Monet, chaque libraire est assigné à une seule section, selon son domaine de connaissances. Des spécialistes de littérature jeunesse vous entretiendront donc des illustrateurs et auteurs de cette discipline, d’ici et d’ailleurs, alors qu’un féru de neuvième art aura toutes les connaissances requises pour vous diriger vers la BD qui vous convient. Et ce ne sera jamais l’inverse!

Impliquez-vous, qu’ils disaient
« Pierre Monet, le patron, nous fait entièrement confiance dans nos idées de projets. Nommons, en guise d’exemples, les entrevues filmées, les clubs de lecture, les rencontres d’auteurs, la salle d’exposition, le blogue, etc. Ainsi, la vie de libraire [à la librairie Monet] est très différente d’ailleurs : on a envie de s’engager, de monter des projets. Fondamentalement, ce sentiment d’appartenance, qui n’est pas artificiel, a changé notre — du moins le mien — rapport aux livres et à la librairie », affirme celui qui a pour sa part longtemps animé des rencontres où des lecteurs se réunissaient pour discuter philosophie durant deux ou trois heures.

Il y a Aire libre (www.airelibre.tv), cet espace culturel multiforme, faisant vivre art et littérature et qui est à la fois une émission sur le web ainsi qu’un espace physique à même la librairie Monet. Ainsi Aire libre recoupe salle d’exposition, de conférences, de formations et d’ateliers, où des auteurs invités discourent sur différents sujets (notons que Nancy Huston y fit un passage remarqué cet automne!). Il y aussi Le Délivré, le blogue tenu par plusieurs libraires de Monet et qui comprend autant des suggestions de lectures que des extraits de livres attendus ou encore des entrevues, des commentaires ou des sélections thématiques. L’implication des libraires y est indéniable : on sent leur passion à travers les différents articles personnalisés. Ce blogue est un incontournable dans le milieu littéraire québécois. Mentionnons également le calendrier, illustré chaque année par un illustrateur d’ici (l’édition 2013 est signée Marion Arbona!), et Monet éditeur, qui a publié grâce à un concours des BD de Zviane (2006), de Jessica Samson-Tshimbalanga (2007) et de Maryse Chouinard (2008).

Regard vers l’horizon
« Je serais curieux de poser un regard, dans deux cents ou trois cents ans, sur le milieu du livre. J’ai vraiment l’impression que nous sommes à un moment charnière de la chaîne du livre », dit Laurent, avant d’ajouter : « Le métier de libraire ne s’effacera pas. Pour ce qui est des librairies, par contre, je crois que le lieu a besoin d’être repensé. En tant que libraire, on doit se renouveler continuellement, offrir des activités diversifiées. » En cette ère où l’avènement du numérique n’est plus un projet, mais bien une réalité, Laurent, avisé, assure que le métier de libraire sera toujours essentiel, afin que quelqu’un joue le rôle de passeur. Puisque, si l’objet n’est plus, le contenu, lui, sera toujours là et aura toujours besoin de quelqu’un qui connaisse son fonds, qui puisse orienter le lecteur parmi cette multitude de choix.

Redéfinir le lieu, donc? L’idée n’est pas mauvaise et l’orientation que prend Monet, avec cette implication concrète dans le milieu de la culture, est signe que le concept fonctionne. Maintenir le rôle du libraire, puisque ses connaissances valent de l’or, puisque son rôle n’est pas que de placer un livre en ordre alphabétique sur la tablette, est aussi primordial. « L’image romantique du libraire existe, et elle doit être actualisée », déclare-t-il, mentionnant qu’il ne s’agit cependant pas de celle d’un employé qui dévore des livres la journée durant, puisque bien d’autres tâches lui incombent. « La réalité du libraire, c’est d’être en contact avec le savoir de l’humanité, déposé dans sa librairie. Oui, dit ainsi, ça peut paraître mièvre, mais remis dans le contexte du métier de libraire, c’est la réalité. »

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