Sébastien B. Gagnon : Voyager sur une route inexistante

67
Publicité

Avec deux publications, on peut déjà dire que Sébastien B. Gagnon laisse sa marque dans le paysage poétique. Après Revolt and disgust poems mostly written in english by an indépendantiste (Rodrigol), paru en 2012, le poète a entrepris dans mèche (L’Oie de Cravan) d’écrire 54 poèmes en 54 jours à l’être aimé, esquissant une longue lettre d’amour. Comme ce recueil vient de remporter le Prix des libraires du Québec dans la catégorie poésie, Les libraires a profité de l’occasion pour poser quelques questions au lauréat.

Quel effet vous procure la reconnaissance des libraires du Québec?
L’effet d’une éclaircie inattendue pendant une marche dans l’orage en plein milieu des bois, au même moment où, perdu et détrempé, on trouve une clairière. Je veux dire : il y a quelque chose de surprenant, on se demande qui a bien pu venir ici préparer un terrain pour le monde qui s’y aventure dangereusement, pour le jour exact où le soleil viendrait y poindre. Et puis on n’a pas le choix de repartir avant que l’orage ne reprenne. Qui fait les paysages? Qui dégage et embrouille les pistes? Les lecteurs, et un peu les écrivains. Mais qui détient les clés? Certainement les libraires, alors il y a quelque chose de chouette à savoir qu’ils font aussi des doubles et des dorées.

Que représentait pour vous le défi d’écrire à l’être aimé 54 poèmes en 54 jours?
Il n’y avait pas vraiment de défi là-dedans, c’était plutôt une décision, par extension c’est devenu une promesse qui s’est tissée d’elle-même. La mallette que je tiens dans mes mains, si un jour quelqu’un vous engage pour aller la porter à Vladivostok et la remettre en main propre à quelqu’un qui a absolument besoin de son contenu et qui est le seul à en détenir la clé, et que vous avez vous-même trouvé cet emploi dans les annonces du seul exemplaire d’un journal écrit seulement pour vous, vous irez, et vous ne verrez jamais la mallette comme un fardeau puisque c’est elle qui sera la raison de votre voyage. Chez tous les aventuriers, il y a toujours des questions qui ne se posent pas. Le problème c’est que pour comprendre ces derniers, il faut savoir suivre la route qui n’existe pas.

La poésie peut-elle servir à appréhender lamour, à le saisir? Était-ce ce que vous cherchiez avec ce recueil?
mèche est une suite de poèmes qui se déroule dans le réel, elle prépare à ce qui vient, pour faire en sorte que la lutte sociale puisse continuer, contre tout ce qui éteint les désirs, la créativité et les projets. L’appréhension qu’on y retrouve est celle d’un monde en déclin, je pense que cette annonce trace pour le lecteur la carte des endroits où cacher la dynamite. Était-ce ce que j’ai cherché? Non, je crois plutôt avoir cherché à préparer le terrain, seulement, et peut-être, à montrer comment l’amour s’entête et peut se manifester contre vents et marées et ainsi devenir réellement subversif.

Votre recueil contient une particularité : vos poèmes sont numérotés selon une progression allant de 1 à 49, mais au 50e jour, plutôt que d’être inscrit 50, on revient à 48, puis à 47… Quelle signification a pour vous la décroissance des chiffres, à partir du 50e poème ou du 50e jour? Était-ce une façon de retarder la fin?
Les poètes nerveux et fébriles avec leurs petites plaquettes de poésie de 50 pages obligatoires m’ont souvent fait rire autant que je les trouvais belles et beaux dans leur empressement de publier à tout prix selon les règles des maisons d’édition subventionnées. J’imagine que j’ai inconsciemment toujours refusé cette fin, ce chiffre rond comme une bulle vide. J’avais, peu de temps après la dure et belle année 2012, pris la décision d’écrire et d’envoyer un poème par jour pendant 54 jours à une Tunisienne d’origine, étudiante en psychologie, qui avait accepté de les recevoir. Le chiffre 54 me suit depuis fort longtemps, probablement parce que 1954 fut une année importante pour moi. Quoi qu’il en soit, c’est le fil des événements qui a choisi de me faire éviter ce piège, pas moi. Je parle du piège de la fin, celle d’une histoire aussi inachevée qu’interminable. Sauf par les flammes, qu’elles soient d’un côté du miroir ou de l’autre.

Quest-ce qui vous anime dans la poésie? Quest-ce quelle vous inspire? Quels sont les livres de poésie qui vous guident?
Je pense que la poésie cherche à comprendre le monde et la place que nous y avons. Ce qui est primordial, c’est qu’elle a le pouvoir d’ancrer des certitudes par sa façon simple de faire vivre des expériences. Je ne connais personne qui ait peur que sa barque chute sur l’océan après avoir constaté à partir du ciel la courbure de la terre. Pour ce qui est de ce qui me guide, je ne peux pas vraiment vous répondre, ce serait trop long, ça ne fonctionne pas en matière de livres, mais, probablement via une somme d’éléments séparés qui, un par un, font trembler le monde. Je parle autant des erreurs d’Adam Smith que des mots de Jean-Philippe Bergeron, en passant par Sebastian Ortiz, Geneviève Desrosiers, Auguste Blanqui ou Jonas Fortier, entre autres.

Quelle place devrait occuper la poésie dans notre société selon vous?
Je pense que la poésie sert à faire les révolutions. Comme nous l’avons écrit dans Le cosmographe (no 1) : « La lutte est belle, la poésie la rend sublime. »

Quel est votre extrait préféré de mèche?
Il m’est impossible de citer un extrait préféré parce que je n’en ai pas. Mais si j’avais à mettre l’accent sur un seul poème, ce serait « l’ombre », le long poème qui fait suite aux 54 précédents de mèche. J’y perçois l’écho du désir de voir réapparaître à l’avant-plan de notre société le moteur historique du combat entre le pragmatisme et le radicalisme. J’aimerais que nos communautés se souviennent de ce qu’il y a de puissant là-dedans et qu’elles s’en souviennent par cœur, pas par écrit. On a beaucoup tenté d’écrire le fil des choses, mais on a rarement voulu les réaliser, et je trouve que c’est ce qu’il nous manque.

Photo : © Pierre Crépô

Publicité