Elizabeth Abbott: les esclaves du sucre

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Le dernier livre d’Elizabeth Abbott n’a rien d’un voyage au paradis des douceurs! Après avoir ému avec son Histoire des maîtresses et créé la surprise avec son Histoire universelle de la chasteté et du célibat, l’auteure torontoise poursuit son exploration de l’histoire sociale avec un livre plus sombre. Le sucre, une histoire douce-amère rappelle en effet le prix de notre dépendance pour le sucre au fil des siècles. Un prix exorbitant.

«L’héritage du sucre est l’esclavage le plus dur jamais connu dans le monde», mentionne l’auteure en entrevue. Sur plus de 400 pages, l’ouvrage d’Elizabeth Abbott n’épargne aucun détail sur la façon dont notre passion dévorante pour le sucre a contribué à détruire des écosystèmes entiers, alimenté le racisme et les tensions sociales, et provoqué la mort de centaines de milliers de malheureux, dans des plantations qui évoquent les camps de concentration nazis tant les conditions de vie y étaient inhumaines.

Le nouvel opium du peuple
Elizabeth Abbott a toujours été fascinée par le sucre, elle qui descend d’une famille de planteurs d’Antigua. Mais c’est à Haïti, où elle a vécu cinq ans, qu’elle a réalisé son impact sur la vie de vastes populations. Elle a été renversée en découvrant le quotidien des Haïtiens enrôlés dans les plantations sucrières de la République Dominicaine: «Ils travaillent dans des conditions impossibles, raconte-t-elle. Ils sont payés 2$ par tonne de canne coupée. Un homme fort et expérimenté peut espérer en couper une ou deux tonnes après une longue journée exténuante. De ces quelques dollars péniblement gagnés, on soustrait le prix de la machette qu’ils sont obligés de louer et le prix d’un logement pitoyable, où il n’y a presque pas d’eau potable ni de lumière. Et s’ils tentent de faire pousser quelque chose dans un petit jardin plutôt que d’acheter les légumes misérables qu’on leur vend au magasin, les planteurs viennent tout arracher! On n’a pas aboli l’esclavage, seuls les termes ont changé: aujourd’hui, on préfère parler de contrat de travail. Mais les conditions ne sont pas si différentes.»

Dire que le sucre a changé la face du monde est un euphémisme. Abbott explique comment il a servi de moteur à la révolution industrielle, permettant de nourrir à peu de frais les travailleurs du XIXe siècle. «Sucrer la nourriture donnait de l’énergie et permettait de faire de longues journées. C’était une autre forme d’opium, fait pour travailler et fonctionner. On a commencé à en mettre dans tout, le thé, le café, les puddings, les soupes… C’est vraiment devenu une façon de manger», explique l’historienne de formation. Ravies de copier les élites, dont les banquets composés de coûteuses sculptures de sucre avaient marqué l’imaginaire au XVIIIe siècle, les classes plus modestes croyaient élever leur rang social en faisant une large place à cette denrée si convoitée. Dès le XIXe siècle, les livres de cuisine produits à grande échelle ont fourni à la ménagère mille et une idées pour cuisiner les desserts, contribuant du coup à faire grimper encore davantage la consommation de cette douceur… et l’incidence des maladies qui lui sont reliées, à l’origine d’innombrables problèmes de santé publique. «Je ne pensais jamais que nous étions si dépendants du sucre, avoue Elizabeth Abbott. Le diabète, la pression artérielle, les maladies cardiaques: c’est comme si le sucre nous mangeait, nous dévorait à son tour! Et dès qu’un pays accroît son pouvoir financier, il accroît sa consommation de sucre. Comme si le sucre nous avait tous réduits en esclavage!»

Une histoire de femmes
En menant ses recherches, Elizabeth Abbott a été étonnée de découvrir l’importance des femmes dans l’histoire du sucre. Dans les plantations, c’étaient souvent elles qui travaillaient dans les pires conditions, et qui subissaient toutes les contraintes de leurs éventuelles grossesses, dans un environnement où il n’y avait aucun intérêt à voir survivre un enfant. Elle ne soupçonnait pas non plus la profondeur des relations qui ont souvent uni femmes noires et hommes blancs. «J’ai même fait un test d’ADN et découvert que moi aussi, j’avais du sang noir — du sang d’esclave!», s’amuse-t-elle. Le métissage a été tel qu’il a créé toute une échelle de couleurs entre Noirs et Blancs, et jeté les bases de la société antillaise où, aujourd’hui encore, la valeur accordée à la couleur de la peau est déterminante. L’histoire du chevalier de Saint-Georges, né de l’union d’un planteur blanc et de son esclave noire, et que son père a préféré emmener vivre en Europe plutôt que de le voir maltraiter par ses propres employés, l’a particulièrement émue:«Il avait tout ce qu’on peut désirer d’un enfant. Il avait reçu une excellente éducation et avait un don extraordinaire pour la musique. À l’époque, il était connu comme le Mozart noir. J’ai acheté tout ce que j’ai pu de lui, j’ai toutes ses symphonies: c’était un formidable compositeur classique.»

Au fil des siècles, de nombreuses femmes ont choisi de lutter contre l’esclavage. Et parfois de façon plus logique que les hommes! «Au lieu de clouer sur le mur une pétition pour laisser les gens la signer librement, comme le faisaient les hommes, les femmes prenaient le temps de visiter les maisons, raconte Elizabeth Abbott. Elles utilisaient des images très fortes. Par exemple, elles racontaient qu’en mangeant le sucre, on mangeait le sang des esclaves, avec des brochures et des articles extrêmement bien écrits.» Si elles n’ont finalement remporté qu’une demi-victoire, leur bataille aura tout de même jeté les bases d’un modèle militant encore utilisé aujourd’hui, comme c’est le cas pour la lutte pour les droits des animaux.

Pour une nouvelle économie du sucre
Aujourd’hui, Abbott croit que la bataille pour le commerce équitable est la façon la plus logique de lutter contre les abus du sucre. «Nous sommes coupables et complices de l’esclavage. Quand j’achète du sucre, il me coûte 10$ pour un sac modeste, et il n’est pas raffiné comme le sucre tout blanc qu’on achète couramment. Mais quand je vois ces gros sacs pas chers, je sais que c’est l’esclavage qui a produit ce sucre. Ce qu’on ne paye pas, quelqu’un le paye à l’autre bout. Il faut que nous comprenions ça. On ne peut lire l’Histoire autrement que dans l’exploitation, et il faut l’éradiquer», soutient-elle. Que sa famille ait fait travailler des esclaves autrefois a pu la préoccuper quand elle était jeune, mais plus maintenant:
«Je fais ce que je peux en écrivant ce livre. C’est ma façon de lutter: je suis écrivain! Et je vais créer une bourse de l’Université de Toronto pour un étudiant de mon île, Antigua. Ce n’est pas grand-chose, peut-être 2000$ par année. Je n’ai pas énormément d’argent. Mais j’aimerais bien qu’un étudiant d’Antigua puisse venir étudier ici.»

Difficile de rêver plus juste retour des choses.

Bibliographie :
Le sucre, une histoire douce-amère, Fides, 456 p., 29,95$

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