Guy Gavriel Kay: Entre fiction et réalité

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Après s’être intéressé à l’Europe et à la région méditerranéenne dans ses précédents romans, l’auteur canadien Guy Gavriel Kay porte maintenant son regard vers l’Orient avec Sous le ciel, un récit riche et fouillé, qui fait son apparition en langue française après avoir été applaudi et primé par le monde littéraire anglophone.

Derrière la Kitai de Guy Gavriel Kay, c’est la Chine du VIIIe siècle que l’on découvre. Les rouages mis en branle dans Sous le ciel sont, en partie, ceux de la rébellion An Shi, l’un des moments phare du règne des Tang. Fiction à saveur historique? « C’est l’un des éléments centraux de mon processus d’écriture depuis déjà plus de vingt ans : saisir mon inspiration dans l’histoire et faire ce qu’on pourrait appeler “un quart de tour vers le fantastique”. J’agis ainsi afin que mes lecteurs et moi restions conscients que lorsqu’on écrit sur le passé, on est en partie en train de l’inventer, cela indépendamment du travail de recherche réalisé au préalable », se livre l’auteur.

Chacun des livres de Guy Gavriel Kay représente pourtant près de deux ans de travail de recherche et documentation : lecture d’œuvres d’époque, d’études contemporaines, regards sur les sciences et les arts du temps, correspondances avec des spécialistes. « Au départ, avec Sous le ciel, je souhaitais faire un livre sur la Route de la soie, sur ces voyages risqués de l’ouest à l’est. Plus je lisais l’histoire des Tang, plus elle m’a fasciné, et plus le sujet de mon livre s’en est allé vers cette période autant que ce territoire. »

La Kitai décrite par Kay est un monde riche, vaste et varié : au nord, les steppes Bogü, par-delà la Grande muraille; au centre, Xinan, la capitale, et sa cour décadente; à l’ouest, les abords isolés du lac Kuala Nor, un champ de bataille antique où des dizaines de milliers de militaires ont péri. C’est là qu’on retrouve le guerrier Shen Tai qui, depuis deux ans, met ces morts en terre, labeur qu’il s’est imposé au décès de son père. Creusant indifféremment les tombes des soldats de Kitai ou de ceux de sa rivale Tagur, il suscite respect, incompréhension et admiration en chacune de ces nations. La première dame de Tagur pousse ce sentiment à son paroxysme alors que, souhaitant récompenser Shen Tai pour sa vertu, elle lui donne un cadeau impossible : 250 chevaux sardes. Un don excessif qui, dès lors, fait basculer l’existence du guerrier. « Déterminer l’ampleur de ce cadeau fut un défi : comme c’est une faveur qui vient d’une femme qui jamais n’a eu à penser à ce qui est raisonnable ou non, il me fallait une quantité qui paraîtrait démesurée aux gens de l’époque », note Guy Gavriel Kay.

De multiples points de vue
Le récit de Sous le ciel est en bonne partie présenté à travers le regard de Shen Tai par lequel le lecteur découvre un monde, ses rituels, sa culture, ses traditions. Point de vue privilégié, certes, mais pas unique : au gré des pages, personnages secondaires et figurants viendront, le temps de longs ou courts instants, apporter leur perspective sur les évènements. « L’histoire de Sous le ciel se place dans un univers complexe, sophistiqué. Oui, à la base, il s’agit de l’histoire d’un homme, mais cette trame prend place au sein d’un épisode majeur pour la Kitai, puisque ce monde est en train, peut-être, de changer. Je l’admets, j’aime également donner beaucoup de détails et de profondeur aux personnages secondaires… Personnellement, ça me rend curieux : j’aime savoir qui ils sont, quelle est leur histoire. »

Shen Tai devra traverser l’empire, jusqu’à sa capitale, et de rencontre en rencontre, remonter la chaîne de commandement. La promesse des chevaux a fait son œuvre… Les forces politiques en place, en pleine lutte, chercheront tour à tour à s’allier le guerrier, ou à s’en débarrasser, de crainte que les bêtes ne tombent en d’autres mains : entre autres, l’immense Roshan, qui cherche à déstabiliser le pouvoir en place; Wen Zhou, premier ministre, frère de Shen Tai; ou encore la concubine de l’Empereur, Weng Jian.

Ce personnage incarne d’ailleurs un bel exemple des chassés-croisés entre histoire et fiction qu’on découvre dans Sous le ciel, souligne Guy Gavriel Kay : « Elle est inspirée d’une vraie personne, Yang Guifei, l’une des “quatre grandes beautés de Chine”, mais je ne voulais pas présumer de ses pensées — je voulais un personnage qui est clairement inspiré par elle, mais qui, tout aussi clairement, n’est pas elle. Ça me donnait la liberté de façonner mon propre personnage. » Parmi les autres emprunts directs à l’histoire ou la littérature de l’époque, on peut mentionner le personnage de Sima Zian, référence directe au poète Li Bai, ou encore l’entrée en matière du roman, inspirée du poème La ballade des chars de guerre de Du Fu…« Ces allers et retours sont, pour moi, en période de création, quelque chose d’extrêmement stimulant », ajoute-t-il.

Littérature fantastique
Au-delà des personnages et situations historiques, l’univers fantastique a aussi sa place à Kitai. Fantômes, shamans, homme-loup, esprit renard… « Ça nous ramène à la définition même du réalisme magique de Gabriel García Márquez : le texte a lieu dans le monde des personnages tel que ceux-ci le perçoivent, sans que cela soit présenté dans une perspective moderne, amusée ou hautaine. Si les gens de la Chine du VIIIe siècle y croyaient, alors je lui donne pleine valeur et je fais mon travail en fonction des croyances de l’époque. »

Ainsi, Sous le ciel est clairement dans la lignée des ouvrages précédents offerts par Guy Gavriel Kay, de la série « La Tapisserie de Fionavar » à Ysabel : une volonté de vérité historique apportant couleur et perspective aux univers fictifs tissés au fil des mots. « Longtemps, j’ai tenté d’expliquer à tout un chacun que l’on prend trop de temps à catégoriser tel livre, tel auteur. La question principale est oubliée : est-ce que le livre est bon, accrocheur, intelligent? Aujourd’hui, je crois que les choses changent enfin. De plus en plus d’auteurs dits “grand public” intègrent le fantastique et les auteurs du genre, eux, aspirent à plus de portée. Les frontières entre les genres sont de plus en plus floues et je suis honoré d’être cité parmi les auteurs qui ont contribué à cet état de fait! »

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