Quinze ans après La Horde du Contrevent, classique de la science-fiction française, Alain Damasio revient sur le devant de la scène avec Les furtifs, un livre-univers hyper foisonnant, aussi inventif qu’exigeant.

Tishka Varèse avait 4 ans lorsqu’elle a disparu inexplicablement. Comment a-t-elle pu se volatiliser un matin, d’une chambre fermée? Pour Lorca, son père, cela ne fait aucun doute : sa fille est partie rejoindre les furtifs, des êtres mystérieux vivant dans les angles morts de la vision humaine. Des « animaux » insaisissables, hyper rapides et capables de s’hybrider avec leur environnement, desquels la population ne sait rien, mais qu’une unité secrète de l’armée traque afin de les comprendre et de les étudier. Lorca parvient à intégrer cette unité, et le voilà parti sur les traces des furtifs et de sa fille.

En trame de fond de cette quête, Alain Damasio dépeint un futur où le capitalisme et sa logique de profit à tout prix sont poussés à l’extrême : l’argent est roi; l’État, rogné jusqu’à l’os ; les corporations toutes puissantes ont racheté les villes majeures et divisé l’espace public en zones tarifées ; la technologie — de localisation, de surveillance, de divertissement — est omniprésente… « Parfois, je me dis que le capitalisme existe depuis à peine trois siècles et qu’on rira bientôt de son absurdité. C’est l’horizon indépassable de l’époque, d’abord parce qu’il est couplé à une orgie sans précédent dans la vampirisation des énergies fossiles, et fonctionne par une hybris qui séduit au fond tout le monde. C’est un avenir glacé, qui sera finalement très court, sans doute », confie l’auteur.

Dans le monde terrifiant des Furtifs, qui semble davantage être une suite logique de ce que nous vivons aujourd’hui qu’une dystopie lointaine, ceux qui osent résister — c’est le cas des personnages principaux du roman — ne sont pas nombreux. Les citoyens sont pour la plupart heureux de vivre dans ce que l’auteur nomme leur « conforteresse ». Pourquoi acceptent-ils ainsi leur sort? Alain Damasio répond par une question : « Pourquoi, alors que seulement de 5 à 10% de la population bénéficient des politiques de droite, a-t-on malgré tout une droite proche de 70% des votants? C’est une question abyssale qui touche aux puissances secrètes de la servitude volontaire, à l’appétence pour l’autoaliénation (ce que je baptise le self-serf vice), à des combinaisons très modernes couplant nos technococons rassurants, des divertissements innombrables (jeux, séries télé, etc.), avec une économie ultra-perverse et soutenue de l’attention, le tout dans un cadre psy qui maximise la loi du moindre effort, le nudge1, les dépendances neurologiques… Le courage, la liberté sont et restent des valeurs minoritaires. Les petites lâchetés quotidiennes dominent, et la quête de sécurité a aimanté les peurs suscitées artificiellement. »

Livre-univers fourmillant d’idées, Les furtifs est avant tout une histoire d’amour : celle de deux parents pour leur fille disparue. « C’est une histoire d’amour, très simple, d’un père pour sa fille et pour sa femme, mais au-delà, cette histoire d’amour est la mienne avec le vivant et tout ce qui l’incarne : l’aptitude au mouvement, à la création, à la métabolisation du neuf; le tissage avec le règne animal et végétal; sentir que nous sommes faits de l’étoffe dont sont tissés les ciels, les arbres, un chat sauvage, une rivière, une prairie… Que nous baignons là-dedans. »

Objet littéraire inclassable
C’est une certitude : vous n’avez jamais rien lu qui ressemble aux Furtifs. D’abord, le roman défie la classification en mêlant science-fiction, thriller politique, réflexions philosophiques, poésie… dans un tout cohérent. Mais Les furtifs va bien au-delà de cette seule hybridation des genres. Pour immerger le lecteur dans son univers et porter les nombreux concepts qu’il imagine et développe, Alain Damasio dynamite la langue française : le livre fourmille d’allitérations, de jeux de mots, de mots-valises et de néologismes comme « réul » (pour réalité ultime, un système qui permet à chaque individu doté de disques rétiniens de superposer au monde réel un monde rêvé) ou « vendiant » (mendiant qui tente de vendre un service aux passants).

Et ce n’est pas tout. Chacun des personnages principaux du livre a son propre langage, immédiatement reconnaissable, tantôt mâtiné d’argot, d’espagnol, d’anglais ou de technoBabel. Pour chaque personnage, l’auteur a également inventé un nouvel alphabet et une nouvelle ponctuation : des parenthèses figurant des ondes sonores constellent les passages de la « traqueuse phonique » Saskia Larsen; des slashs épileptiques découpent les témoignages du « traqueur optique » Nèr Arfet ; la « proferrante » Sahar Varèse se reconnaît à ses virgules volantes et à l’absence de point sur ses « j »… Est-ce que, pour Alain Damasio, les mots ne suffisent plus à représenter fidèlement un personnage? « Peut-être qu’ils suffisent, à un certain niveau, mais peut-être que la dimension strictement visuelle et graphique de la langue a été sous-estimée dans ce qu’elle porte, peut porter en termes de sensations, explique-t-il. Mon écriture a un côté expressionniste, elle est parfois excessive, parfois trop colorée, mais c’est ma façon de la vivre et de la porter. Dans ce cadre, la force visuelle des mots et la typoésie sont des ressources puissantes pour encore mieux faire sentir les personnages. »

Tout ceci fait des Furtifs un livre riche, dense, qui commande une lecture active et concentrée. « Mes livres demandent de la gnaque pour être lus, ils demandent du jus, mais ils en restituent aussi énormément si tu fais l’effort d’aller au bout, je crois. Je cherche moins une expérience qu’une transformation d’énergie, positive, à travers le livre. Qu’on en ressorte plus vivant, tout simplement », conclut Alain Damasio.

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1. Technique pour inciter à faire certains choix sans contrainte, obligation ou sanction

 

Photo : © Éditions La Volte

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