Suzanne Myre: Le Peignoir, le confort et la différence

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Quand des gens affirment sans rire qu'une nouvelle se termine par une fin inattendue, il faut d'abord leur répondre qu'une fin «attendue» peut surprendre, puis leur donner Suzanne Myre à lire. Que l'on se pâme sur la petite mélodie du vécu ou qu'on la voue aux poubelles de l'histoire littéraire, l'important est que ce qui tient lieu de recette chez certains n'est qu'un ingrédient pour la lauréate du Prix Adrienne-Choquette 2004.

Suzanne Myre écrit sans filet, sans plan, quand elle le peut. Des notes? «Mon ego n’est pas assez fort, affirme-t-elle. Je ne fais pas confiance à ce qui sort de mon esprit». Pas de métaphysique de l’écriture, pas d’ambition du devenir écrivain non plus: «Je peux me considérer comme chanceuse, déclare Myre, on fait de bonnes ventes avec mes recueils de nouvelles. Le dernier, on en a vendu 1600 ou 1700. Mais à 10% du livre vendu, tu ne peux pas vivre avec ça, et les bourses du Conseil des arts, ce n’est pas tout le temps, alors tu travailles.»

Le temps qui lui reste, Suzanne Myre le consacre à écrire des fables où ses narrateurs, bousculés par des dialogues qui font vaciller leurs certitudes, les retrouvent, puis les perdent de nouveau. Tout cela sans drame, servi par une ironie jouissive : «Ce n’est pas un « Je » collé à moi, comme celui de Nelly Arcan, qui est un « Je » narcissique total… Elle est prise dans son image. L’image qu’elle conteste, le marketing sexuel et tout ça, elle en est le porte-parole. Je pense préserver ma distance par l’humour», croit l’auteure de Montréal.

La variété des thèmes abordés et des structures des nouvelles interdit de même toute identification à l’auteure. Art de l’irrésolu, «La Réception», de J’ai de mauvaises nouvelles pour vous, laisse croire un temps qu’une jeune femme qui vient de se venger de l’infidélité de son mari sera transfigurée par l’amour: on n’est pourtant pas frappés par le dénouement de l’intrigue, tout de résignation et d’amertume. D’ailleurs, y a-t-il plus prévisible que la conclusion de «Le Cœur percé» de Nouvelles d’autres mères, qui se termine au moment où les premiers mots de l’histoire sont couchés sur le papier? Ce texte ne vous bouleverse pas moins par son dosage dramatique: la narratrice apprend en jouant au Scrabble que sa mère est atteinte d’une maladie mortelle. Et que dire de l’habile entrelacs de Humains aigres-doux, roman qui choisit de taire son nom, carrousel de personnages où sévit Roger, alias Walter, barbier aux mamelons percés reconverti en coiffeur à la mode?

Le Peignoir

«Trois morts»1, une nouvelle de Tolstoï, oppose la fin amère et triste d’une dame capricieuse à celle, toute discrète, d’un vieux paysan, qui échange ses bottes au jeune Sérioga contre la promesse d’une digne sépulture. Mais cela importe peu. Commencez donc par la fin. La dernière scène décrit «le tremblement anormal» d’une cime de feuillu. Sérioga, à coups de hache, entreprend l’acquittement de sa dette. Et l’arbre abattu, destiné à fournir la croix, est le troisième mort, tandis que la forêt survit sans étonnement à cette ponction. L’auteur vient de nous rappeler par un seul changement de perspective que la mort, qui nous paraît scandaleuse, devrait nous sembler naturelle.

Certains objets prennent dans Le Peignoir une dimension similaire à celle de l’arbre: plus que des accessoires, ils deviennent des personnages. Si elles décapent toujours au même regard acide les travers de l’esprit moutonnier et les mirages de la complicité factice, les textes de la nouvelliste en tirent une lucidité accrue. Quelques exemples? Seule la première nouvelle, «Nom d’une Bobinette!», ne contient pas de peignoir, objet central du recueil, et pour cause: ce vêtement-doudou cadrerait mal lorsqu’il s’agit pour une fillette de séduire son idole. L’amour de la jeune narratrice moquée par ses frères va d’abord à Bobinette, pour son audace et sa poire à eau… Devant les difficultés techniques posées par une idylle avec Pépinot, l’annonce d’une visite de Bobino au centre commercial du coin suffit à la faire chavirer. La chute de cette anecdote, qui évoque un trouble de personnalité chez le comédien, renverse tout le mécanisme d’identification à l’idole. «Cette nouvelle m’a débobinée», précise la narratrice, qui imagine son héros interné affublé de son éternel chapeau.

«Gingembre salvateur», pour l’originalité et la cohésion de son thème, est ma préférée. Les odeurs qui traversent la nouvelle abondent, et toutes sont liées à des sensations présentes, immédiates. Eau de toilette «tendance» du chum («truc immonde qui provoque des crises d’épilepsie chez des nounounes en jupon»), effluves malodorantes des couches des patients, flatulence d’une archiviste parfumée d’ «Eau de Lilas», la journée de la narratrice, qui travaille, comme Suzanne Myre, dans un hôpital, paraît déjà fort chargée quand le gingembre frais dont s’asperge Steve enivre ses sens. Là, l’écriture de l’odeur suit son cours canonique, la réminiscence, mais loin de gagner les cieux javellisés de la nostalgie, c’est pour se promettre une petite sortie avec «Ginger Man».

«Le Peignoir», quatre-vingts pages d’observation serrée et d’autodérision irrésistible, découle d’une mauvaise expérience de l’auteure: «Je me suis retrouvée dans une place hyper kétaine comme ça. Quand je vis quelque chose de plate, de désagréable, qui passe très mal, ça incube quelque temps et, éventuellement, il y a une histoire qui en ressort.» La narratrice, Manon, une peintre en «stagnation créatrice», et Christian, son conjoint, se paient un petit séjour à l’Hôtel Spa Excelsueur, chic établissement de Saint-Andouille. Manon, à défaut d’acheter «un soin», devra passer deux jours sans le peignoir fièrement arboré par le reste de la clientèle. La rencontre avec un vieux satyre et sa jeune flamme fait tout basculer. Dans les échanges directs et sans concession entre Manon et ce Grégoire Girard, on frôle un instant la moralité servie à froid, sans nuances. Mais, qu’il s’agisse d’une trouvaille instinctive ou d’un calcul thématique n’y change rien: le texte évite cet écueil, et le dialogue l’éclaire d’un exposé sans parti pris. Grégoire assume ses choix, et ceux-ci ne paraissent plus autant le signe d’une incurable immaturité à Manon. Chacun se trouve renvoyé au mystère de son désir, et Grégoire, en offrant son peignoir à Manon, en révélera une part à sa créatrice: «Je ne savais même pas qu’il y aurait dans le personnage de Grégoire un rapport au père. Et quand j’ai terminé mon histoire, je suis partie à pleurer, mais à vraiment pleurer. Ç’a été une histoire cathartique, mais ce n’était pas intentionnel du tout.»

Je ne vous parlerai pas des chocolats menthe de «Le Moustique erre», des bananes de «Tendres Tendons», ou de l’haleine de cream soda de «La Massothérapeute». La nouvelle, avant d’être une histoire qu’on raconte, est un instant de déséquilibre, qui propose à chaque lecteur l’expérience d’un vertige. Par l’intermédiaire des chats, des anciens chums, des chalets et des sushis, jouets et mirages chargés de nos affects, les récits de Suzanne Myre parlent de cette souffrance camouflée qui fonde notre rapport aux autres. Ils bercent le lecteur au confort du quotidien… mais c’est pour mieux le trahir, cet enfant: «Je ne pense pas que ce sont des histoires qui sont là juste pour faire rire, explique-t-elle. J’écris une littérature d’évasion, mais je veux aussi parler de la réalité. Je trouve qu’on est dans un monde qui a de moins en moins d’humanité, et c’est une chose que je n’arrêterai pas de dénoncer.»

1La mort d’Ivan Illitch, Léon Tolstoï, Folio, 279 p., 7,75$

Bibliographie :
Le Peignoir, Marchand de feuilles, 175 p., 21,95 $
Humains aigres-doux, Marchand de feuilles, 157 p., 19,95 $
J’ai de mauvaises nouvelles pour vous, Marchand de feuilles, 169 p., 15,95 $
Nouvelles d’autres mères, Marchand de feuilles, 166 p., 15,95 $

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