Suzanne Aubry: Terre promise

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Il est de ces ouvrages dont on sait, intuitivement, presque immédiatement, qu’ils recèlent entre leurs pages encore quasiment vierges de lecture toutes les qualités nécessaires pour devenir ce que l’on appelle familièrement des best-sellers, en fait, des ouvrages de littérature grand public réussis et qui rencontreront le succès.

À la conquête de la haute ville, premier volume de la fresque intitulée Fanette, de l’auteure et scénariste québécoise Suzanne Aubry, compte sans doute parmi de tels livres. Pourquoi? Comment? C’est un peu le secret, le mystère, que l’on espère bien ne jamais dévoiler totalement ni pouvoir jamais rationaliser sur papier; mais il s’agit certainement, entre autres, de ce mélange complexe et limpide, cet élixir composé d’une intrigue vive, menée de main experte, de personnages crédibles, assez incarnés pour être attachants et nous ressembler, et d’émotions humaines fortes. Avec en sus la touche nostalgique de notre passé finalement pas si lointain, celui d’un Québec encore jeune, mais déjà de plain-pied dans la maturité, la prospérité, et l’âge de raison.

Québec, cette héroïne
Fanette, en gros, a deux héroïnes, comme le confirme en entrevue l’auteure Suzanne Aubry, dont l’enthousiasme vis-à-vis de son sujet est plus que communicatif. Il y a la ville de Québec, le Québec du XIXe siècle, au premier chef. Passion et méticuleuse recherche, dans les moindres détails, permettent à l’écrivaine de nous dépeindre très cinématographiquement une ville foisonnante, en plein essor, forte de sa population locale, mais aussi du sang nouveau de ses immigrants de toutes origines. Québec, ville parfois dure, toujours belle, encore imprégnée du passé, coincée dans ses carcans sociaux et très trempée dans la religion, mais déjà tournée vers la modernité par biens des aspects.

Suzanne Aubry explique avoir arpenté Québec pour en sentir les lieux, soucieuse de donner vie aux murs anciens, aux vieilles rues, à la Haute-Ville. Dans certains cas, dit-elle, quelques lignes à peine sont nées de tout un pan de travail de documentation, une étape nécessaire, ajoute-t-elle, pour que son œuvre ait l’étoffe qu’elle lui souhaitait. Ainsi Suzanne Aubry décrit-elle le quotidien et les origines du bourreau, véritable lépreux sur le plan social, ou encore la journée type d’une carmélite.

Et puis Fanette…
La deuxième héroïne du livre en est Fanette, qui fait partie de ce lot d’immigrants plein d’espoirs: enfant de la famine des pommes de terre qui a décimé les Irlandais au XIXe siècle, Fanette a fui avec sa famille vers ce qu’on leur promettait comme des cieux plus cléments, pour se heurter à une réalité tout autre: celle de l’exploitation des voyageurs indigents par des passeurs rapaces, celle des vaisseaux insalubres, bourrés de passagers décédant de malnutrition par centaines; et, pour les survivants, au terme de l’infernal voyage, non pas la délivrance attendue, le premier pas en sol libre, mais plutôt l’horreur de la quarantaine, de longues semaines isolés sur une île où la promiscuité épouse la maladie pour mieux décimer encore les arrivants. Seuls les survivants, véritables miraculés de la famine et des fléaux, pourront finalement goûter à la terre promise, et entamer leur nouvelle vie dans un Québec où ils devront une fois encore lutter pour se tailler une place. Fanette suivra avec les siens ce chemin de croix.

Suzanne Aubry raconte qu’elle a voulu remonter à ses origines irlandaises, se pencher sur les tribulations de ce peuple affligé par un destin cruel, mais fier dans l’adversité. Fanette partira comme tant d’autres vers cette Amérique mythique, mais ses parents seront décimés en chemin. «Il fallait voir les conditions de voyage et de quarantaine des gens, raconte Suzanne Aubry, les seuls qui s’occupaient d’eux étaient des prêtres et des médecins, dont beaucoup mouraient au contact des arrivants malades.» Une réalité que la scénariste et écrivaine rend de façon saisissante.

À la conquête de Québec
Fanette est donc orpheline quand elle foule pour la première fois le sol du Québec en compagnie de sa sœur. Exploitée comme aide de ferme par des paysans misérables, l’enfant fuira et se retrouvera fin 1849 sur le Chemin du Roy, à un cheveu de se faire écraser bar le boghei d’une bourgeoise aussi sympathique que déterminée, la dame Emma Portelance, qui la prendra bien vite sous son aile bienveillante. Alors que le danger rôde et que la société des bien-pensants règne, avec ses codes et ses interdits.

À travers les yeux de la fillette tout d’abord craintive puis de plus en plus épanouie au contact de sa bienfaitrice et de la société foisonnante qui lui ouvrent les bras, le lecteur découvrira la belle société de Québec, tant dans ses bas-fonds (ses malfrats, sa justice imparfaite, ses petits métiers précaires), sa ruralité, sa soif de savoir et d’élévation, sa spiritualité que sa générosité. Fanette (rebaptisée de petite Fionnualà qu’elle était) grandira en vertus, en intelligence, en sensibilité. Elle gravira aussi les échelons sociaux, pour se lancer, malgré elle et par pur amour, à la conquête de la haute ville. Romanesque, sentimental? Certes, mais tellement étayé d’histoire et de vie, que chacun se plaira à se laisser prendre au jeu des sentiments tels que nous les offre Suzanne Aubry.

Les personnages sont variés, colorés et nombreux dans ce roman de pas tout à fait 500 pages. Et ils ne sont jamais noirs ou blancs, confirme aussi la romancière, qui explique que même le plus abject des vilains recèle un coin d’humanité. Par ailleurs, quand on souligne à l’auteure que les femmes de ce premier épisode sont dominantes dans l’intrigue, très modernes, très fortes, et que la bienfaitrice, Emma Portelance, fleure le féminisme moderne, Suzanne Aubry ne nie pas. Elle pense que pour bien écrire sur le passé et en communiquer la passion, il ne faut pas avoir peur de dépoussiérer les personnages, de les rapprocher de nous, «ou alors l’on court le risque de ne pas réussir à faire entrer son univers romanesque en contact réel avec le lecteur.».

L’auteure compte livrer les cinq prochains tomes de sa fresque, à raison, bon an mal an, d’un volume par année. Les personnages évolueront, certains feront face à un destin contraire, explique celle qui a écrit pour le théâtre et cosigné trois téléromans populaires (À nous deux, Sauve qui peut!, Mon meilleur ennemi). Mais si tous gardent ce même degré de vie et de vérité dans les volumes à venir, les lecteurs auront des heures de grands plaisirs en perspective.

Bibliographie :
À la conquête de la haute ville: Fanette (t. 1), Libre Expression, 472 p., 29,95$

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