Stéphane Bourguignon: États désunis

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Cet automne, alors que sa plus récente télésérie, la comédie «Tout sur moi» diffusée à l'antenne de Radio-Canada, remportait le succès d'estime que l'on sait, Stéphane Bourguignon mettait la dernière main à un nouveau roman, Sonde ton cœur, Laurie Rivers, qui tranche radicalement avec ses autres œuvres romanesques. Attablé devant un bon repas convenablement arrosé, l'écrivain livre avec un mélange coutumier d'humour, de candeur et de rigueur intellectuelle ce qui lui a inspiré cette plongée dans l'Amérique profonde.

Autant le confesser sans ambages: c’est devenu une tradition, pour mon copain Bourguignon et moi, de nous retrouver à l’occasion d’une bonne bouffe pour causer de la littérature… et de «la vie, la vie», pour paraphraser le titre de sa télésérie qui a désormais mérité le titre de «série culte». La sortie de Sonde ton cœur, Laurie Rivers sert de prétexte à ce rendez-vous d’autant plus sympathique que je suis encore sous le charme (et le choc) de la lecture de ce quatrième opus. Assurément le plus sombre des livres de l’auteur de L’Avaleur de sable, le roman se situe dans une communauté rurale de l’Idaho, au pays des mormons, et met en scène une jeune idéaliste qui enseigne à une classe de secondaire multi-âges. Quand Alice, une ado obèse et malheureuse débarque de la ville dans sa petite école, Laurie Rivers décide de la prendre en main et, faisant fi de la volonté des parents de sa protégée, crée pour elle un programme de santé qui connaîtra un succès inespéré («Health for Fun») et vaudra tous les honneurs à son instigatrice.

«La genèse du livre, explique Bourguignon, remonte au 11 septembre 2001, à un moment où toutes les têtes se sont tournées vers les États-Unis avec un intérêt renouvelé pour la politique étrangère de Washington. Après les attentats, on a suivi le débarquement en Afghanistan, le débarquement en Irak… Mais le point culminant pour moi et en ce qui concerne mon roman, ça a été la réélection de George W. Bush en 2004. Je voulais comprendre pourquoi cette nation était prête à réélire ce politicien qui lui avait menti. Je me suis demandé quel genre de message on envoie à un peuple quand son président est prêt à mentir pour arriver à ses fins, même si ces fins peuvent sembler nobles. N’est-ce pas une sorte de caution donnée à une partie de la nation à qui on laisse entendre que la fin justifie les moyens? De là m’est venue l’idée de ce personnage d’institutrice qui pose des actions qu’elle estime nobles et qui, moralement et éthiquement parlant, sont parfois à la limite de l’acceptable.»

Du poids des héritages
Par ailleurs, de son propre aveu, la question de l’héritage transgénérationnel est vite devenue une préoccupation fondamentale pour le romancier au fil de son travail de recherche et d’écriture, qui l’a mené à séjourner brièvement dans l’arrière-pays étasunien: «J’ai lu beaucoup de livres sur la religion aux États-Unis, mais aussi des essais sur les politiques du président Bush et des biographies de lui. Je me suis posé bien des questions sur cet homme qui, parfois, agit comme quelqu’un qui voudrait réparer les erreurs de son père à la Maison-Blanche. Et je me suis interrogé sur les parents en général: de quelle sorte de mission investissons-nous nos enfants, inconsciemment ou pas? C’est avec toutes ces interrogations en tête que j’ai construit ce livre: j’ai voulu illustrer comment les parents d’Alice l’avaient investie d’une mission, et comment Laurie se mêle de la vie de cette jeune femme avec l’idée de réparer, d’une certaine manière, un pan de son propre passé, de sa relation avec sa mère jusqu’à la perte de son propre enfant.»

Évidemment, c’est sur le mode métaphorique que les dimensions politique et sociologique sont abordées ici, le romancier n’étant pas du genre à dicter à ses lecteurs quoi et comment penser. «En un sens, ma méthode pouvait s’apparenter à celle du journaliste, à cause de la documentation, de la recherche et de la collecte de données factuelles. Mais une fois cette somme d’informations recueillie, l’écriture se faisait à l’instinct, selon le principe de l’essai et de l’erreur, avec beaucoup plus de liberté. Parce que je voulais faire un portrait de société équitable, sans trop porter de jugements. Je mets certains éléments en lumière; je ne voulais pas imposer au lecteur ma vision des choses, et je ne voulais pas donner dans la critique sociale tranchée. Et puis, ce n’est pas un portrait de tous les États-Unis; ce pays est trop vaste, beaucoup trop complexe pour qu’on puisse même penser le résumer en un court roman.»

Drames collectifs, drames intimes
Certes, quitte à s’aventurer dans la lecture méta-phorique, on pourrait voir, dans la chronique de la vie de ces personnages appartenant à une communauté renfermée sur ses valeurs, l’allégorie d’un certain Québec frileux, tourmenté par son rapport au monde extérieur. Pourquoi donc Bourguignon n’aurait-il pas pu situer cette intrigue quelque part en région québécoise? «C’est vrai, j’aurais pu la situer dans le Bas-du-Fleuve, répond-il. Mais en la plaçant aux États-Unis, je lui donnais une charge dramatique plus grande et plus instantanée, puisqu’on aborde la religion, la politique. Parce que c’est un pays où les choses se vivent avec une autre intensité, un pays dont le destin a des répercussions sur le reste du monde. C’est une nation capable du meilleur comme du pire; il suffit de voir comment elle a infléchi en moins de trois siècles l’histoire du monde, dans un sens comme dans l’autre.»

Même si par son décor, son sujet et sa structure éclatée, Sonde ton cœur, Laurie Rivers confirme radicalement la rupture (amorcée dans Un peu de fatigue) avec les premiers romans de Bourguignon, campés dans un univers référentiel proche de l’autobiographique, l’écrivain demeure fidèle à son intérêt pour l’exploration des jardins secrets et des drames intimes. En filigrane de l’intrigue principale, il aborde notamment ici le désir de maternité non assouvi, l’avortement, les rapports mère-fille, enfin des thématiques qu’on pourrait qualifier de féminines: «Sans doute le fait d’avoir choisi une femme comme personnage principal explique-t-il la présence de ces thématiques. Mon livre parle beaucoup du corps, de notre manière de l’habiter, et c’est là une préoccupation plus féminine que masculine. Et puis, la question de la filiation, j’en avais parlé un peu du point de vue masculin dans Le Principe du geyser; alors, je ne sais pas, c’est un peu comme si j’avais voulu explorer cette fois l’envers de cette médaille.»

Bibliographie :
Sonde ton cœur, Laurie Rivers, Stéphane Bourguignon, Québec Amérique, 184 p., 19,95$

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