Une obsédante bombe mélancolique. C’est ce que j’ai pensé au sortir du livre Le jeu de la musique de Stéfanie Clermont, nouvelle auteure, nouvelle voix, nouvelle exaltation littéraire pour moi – et j’en suis sûre, pour le lectorat qui suivra le tempo de ses mots; des frissons dans l’échine, le cœur en apesanteur. Cap sur la naissance d’une fiction riche et singulière à surveiller de très près.

Difficile d’être blasée comme journaliste quand des surprises comme Le jeu de la musique arrivent à notre porte. D’abord, sous l’enveloppe de livraison postale, pour recouvrir les 340 pages, il y a une jaquette étonnante avec deux mystérieux clichés en noir et blanc de la photographe américaine Francesca Woodman, morte par suicide en 1981, à l’âge de 22 ans. Puis, il y a une dédicace très à propos d’un trialogue des trois sorcières de La tragédie de Macbeth de Shakespeare. Dès lors, on se doute que ce livre ne sera pas comme les trente autres qu’on a reçus dans la semaine, qu’il aura cette essence qui fait qu’on voudra en parler à tout le monde, dire à quel point l’auteure inconnue a fait de la magie avec des personnages forts et inoubliables, dévoilés à travers une chorégraphie complexe et fluide, de ceux qu’on couvrirait de baisers les soirs d’hiver et qu’on quitte à regret à la dernière page. 

Une survenante franco-ontarienne
Cette inconnue – qui ne le restera pas longtemps – s’appelle donc Stéfanie Clermont. Elle est née à Ottawa en 1988 et réside à Montréal depuis cinq ans. Bien qu’elle ait toujours noirci de fragments des tonnes et des tonnes de carnets Clairefontaine, cette Franco-Ontarienne de 29 ans ne se doutait pas que deux jours après avoir reçu son manuscrit incomplet, l’éditeur du Quartanier l’appellerait, souhaitant le publier. Suivant ses observations, elle est retournée quelques mois à sa table de travail pour peaufiner une forme qui s’apparente plus à des nouvelles interreliées (short story cycle) qu’à un roman conventionnel. Au cœur du Jeu de la musique, dans une chronologie éclatée et des changements de narrateurs, l’auteure nous fait entrer dans l’intimité des membres d’un groupe d’amis, principalement des jeunes femmes en quête de réponses sur l’amitié, la réussite, le féminisme, le pouvoir, etc. Et sur l’amour aussi. Beaucoup sur l’amour. Les plus beaux extraits de cet opus en témoignent dans un style poétique envoûtant :

« Tant que Jess parle, ça ira, je ne mourrai pas, me suis-je dit. Je me demande combien de mots je l’ai entendu dire en tout depuis qu’on se connaît. Je me demande quels sont les mots que je ne l’ai jamais entendu prononcer. Je me demande quelle sera la date exacte de la dernière fois qu’on sera ensemble. Je me demande s’il est possible de survivre à l’intégration de mon âme à celle de quelqu’un d’autre, si, quand il me quittera, je deviendrai une sorte de zombie, une demi-personne, un sac difforme rempli de membres fantômes. »

Les liens du cœur
Savamment, Clermont parsème ici et là quelques clés pour permettre au lecteur de saisir ce qui unit tous les personnages, aussi différents soient-ils, dont cet ami qui mettra fin à ses jours… « C’était important pour moi de parler du suicide sans que mes personnages aillent dans le “Qu’est-ce qu’on aurait pu faire?”, “Pourquoi a-t-il fait ça?” ou “Ah, tiens, c’est une bonne idée…”. Je ne prends pas position, poursuit-elle. C’est arrivé et les amies comprennent, elles sont toutes sensibles, elles savent que la vie donne parfois envie de mourir. En même temps, elles pensent aux belles affaires qu’elles ont, qu’elles auront en tenant bon… »

Ainsi, dans la noirceur de ces nouvelles, des ondées de lumière fusent et, en filigrane d’une réplique qui fait sourire, apparaissent un baiser torride, un regard empreint de compassion, des envies de faire bouger l’ordre établi, de se rebeller, d’en finir avec le conformisme. Bref, Le jeu de la musique donne plus des ailes qu’une envie d’en finir avec la vie.

Une originale
L’auteure elle-même penche plus du côté du soleil que des ténèbres avec son sourire sincère et bienveillant, ses grands yeux pétillants, sa soif de découvertes qu’il lui fait noter dans son précieux calepin des titres d’écrivains à découvrir. Il faut dire que Clermont est une autodidacte qui a préféré les voyages aux études. Une nomade aussi. Avec un parcours atypique qui l’a menée à faire de l’auto-stop à travers le Canada et les États-Unis plutôt qu’à entamer des études littéraires comme beaucoup de nouveaux romanciers. « En voyageant, j’ai rencontré beaucoup de monde, plein de gens m’ont raconté leur vie, ça m’a nourrie et inspirée. »

Quant à ses origines franco-ontariennes, elle les porte en elle – tant dans son léger accent que dans son écriture. Notamment lorsqu’elle évoque sa jeunesse passée à Ottawa où avec son groupe d’amis, ils se faisaient regarder de travers quand ils parlaient la langue de Molière plutôt que celle de Shakespeare entre les cours de l’école francophone qu’elle fréquentait.

En marge, elle l’est aussi en tant que lectrice de nouvelles, un genre malheureusement mal-aimé, comparativement au monde anglo-saxon qui l’honore à sa juste valeur. « Une nouvelle n’est pas un “mini-roman” ou un “roman manqué”. Elle sert entre autres à entrer dans l’intensité d’une situation. Dans les histoires d’Alice Munro, par exemple, il s’agit d’un moment dans la vie ordinaire où tout bascule; c’est puissant et tu n’as pas besoin de comprendre tout – qui fait quoi, qui est qui – ou d’installer des personnages et des atmosphères… »

Dans Le jeu de la musique, ces « moments où tout bascule » sont nombreux et tiennent les lecteurs en haleine parce qu’on sait que rien n’est acquis, qu’un revirement de situation ou la réaction d’une héroïne peut tout chambouler au tournant d’une page. À l’instar des écrivains qu’elle admire comme le poète Patrice Desbiens, de quarante ans son aîné et Franco-Ontarien lui aussi, Clermont fait de la quotidienneté, qu’elle met en relief, des axes de réflexion qui sauront marquer son époque. Pour le reste, elle a la vie devant elle. Nous, on la suivra.

 

Photo : Le Quartanier / Justine Latour

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