Sophie Bouchard : Hors norme

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La transsexualité est encore à ce jour un tabou bien ancré. Avec Jeanne, son troisième roman, Sophie Bouchard veut faire éclater les conventions une fois pour toutes.

Dotée d’un esprit curieux qui a besoin de forer les questions qu’il se pose, Sophie Bouchard est entrée de plain-pied dans son sujet pour écrire son plus récent roman.« L’engagement social fait partie de ma vie. Mon carburant, c’est la lutte », annonce-t-elle comme un fait d’évidence. Celle qui occupe le double métier d’écrivaine et d’intervenante sociale ne sépare pas les deux. Elle assure que dans son cas, l’un ne va pas sans l’autre. « À l’école, je disais à mes professeurs que j’étudiais en travail social pour mieux écrire », raconte l’auteure. Ce qui n’était pas sans les étonner, mais le même scénario se produisait dans ses cours de littérature. Elle avait besoin d’être sur le terrain pour aider concrètement.  

Ce qui l’a fait écrire sur le parcours d’une personne trans, c’est d’abord d’avoir vécu de près celui d’une amie et d’avoir connu à l’école primaire un petit garçon qui, à la suite de l’incompréhension de son entourage lorsqu’il affirmait être une fille, s’est enlevé la vie à l’âge de 10 ans.

C’est probablement pour cela aussi que Sophie Bouchard décide d’écrire son roman à la première personne. Pour laisser toute la place à celle qui a dû si souvent se taire pour ne pas contrevenir à la norme. Jean, devenu Jeanne, nous raconte son histoire, en même temps que celles de tous les autres qui, consciemment ou non, jouent un rôle qui n’est pas le leur. Le mal-être est déjà installé dans la genèse de Jeanne à travers sa mère qui rêvait d’une carrière et qui s’est retrouvée un bon matin mariée à un homme qui s’est volatilisé, élevant seule ses enfants qu’elle n’a jamais voulus.

C’est en écoutant Jeanne raconter les milliers de petits et grands deuils qu’elle a dû surmonter pour arriver jusqu’à elle que nous prenons la mesure réelle de la tâche. Femme, enfants, mère, frère et sœurs, collègues, chums de gars, elle les perdra un à un. Jeanne n’a pas d’autres choix que de s’affranchir à ses risques et périls. L’embarras que les autres ressentent face à une transformation de la sorte rend peut-être compte d’un manque d’authenticité dans nos relations qui s’inscrivent parfois dans des catégories hermétiques. « Le malaise est dans le flou, soutient Sophie Bouchard. C’est comme si le cerveau humain a besoin de tout mettre dans des cases. C’est confortable les cases. » C’est sans penser à la souffrance des personnes concernées qui ont le sentiment de vivre perpétuellement en état de dénaturation. « La société est encore très genrée », croit Sophie Bouchard. La définition de féminité et de masculinité reste très conforme à l’a priori, enfermant les gens dans des moules préfabriqués.

Mais le récit est aussi entrecoupé de quelques « portraits » qui montrent des signes prometteurs d’ouverture. L’avantage numérique va cependant aux « scénarios catastrophes » qui jettent la lumière sur de brefs instants de vie qui laissent présager le pire. Car lorsqu’on regarde de plus près les chemins non balisés, on découvre souvent qu’ils sont composés de nombreuses voies d’évitement. C’est pourquoi Sophie Bouchard nous enjoint de débusquer toute part de soi restée tapie et de remettre en question les lieux communs du discours ambiant. Parce qu’au-delà du sujet de la transsexualité, le propos de Jeanne confronte avec le plus grand bien le piège des idées reçues.

Photo : © Simon-Pier Lemelin

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