Segio Kokis : L’inaccessible Eldorado

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Psychologue de formation, artiste-peintre, romancier mais surtout bon vivant devant l'Éternel, l'écrivain québécois d'origine brésilienne a publié depuis 1994 sept romans, dont un premier (Le pavillon des miroirs) qui lui avait valu une avalanche de prix littéraires. L'an dernier, il a amorcé, avec Saltimbanques, une imposante trilogie sur la décadence d'un cirque au lendemain de la Deuxième Guerre, une saga qui fourmille de personnages à la fois inquiétants et attachants, dont le deuxième tome, Kaléidoscope brisé, vient de paraître.

A-t-on raison de voir en cette « trilogie du cirque » le projet le plus ambitieux dans votre œuvre où, pourtant, l’ambition ne fait pas défaut?

Non, cette trilogie était dans ma tête depuis des années. Je l’ai trop longuement enrichie, voilà le problème! Simultanément à l’écriture du premier tome, j’ai travaillé la forme des suivants, j’ai continué à rêver, et les personnages se sont multipliés. Deux d’entre eux réclamaient un livre: Spivak le magicien (une véritable ordure!) et le mime Makarius. Le livre de ma vie, ce sera celui sur Makarius, qui me hante depuis longtemps. C’est à cause de lui que j’ai écrit Le pavillon des miroirs. Avant de débuter mon premier roman, j’avais souvent peint Makarius. Son histoire parle de la mort, et je ne pourrai l’écrire que lorsqu’on m’annoncera que j’ai un cancer du poumon, qu’il me reste six mois à vivre. Pour le moment, c’est trop abstrait. Alors je continue à boire et à fumer de manière très sérieuse, pour être en mesure d’écrire ce livre un jour.

Aux dires de votre narrateur, l’Amérique du Sud est une sorte d’ersatz de la « Grande Amérique », plutôt que l’Eldorado dont il rêvait.

Au début du siècle, pour coloniser les terres, le gouvernement brésilien achetait des villages entiers situés Europe du Nord: Finlande, Norvège, Allemagne, toute la région de la mer Baltique. On disait aux gens: « Venez chez nous, on vous donne de la terre ». Dans ces régions nordiques, la population était misérable, mais c’étaient de bons paysans et d’excellents protestants, très rigides. Pour ces gens, le concept de la femme du prochain, issu de la Bible, était chose abstraite. Dans le Nord, la femme est habillée de la tête aux pieds. Lorsque, dans les tropiques, cette même femme (l’épouse ou la sœur du voisin, par exemple) travaille à poil à plus de 40ºC, et que la seule culture possible est la canne à sucre pour le rhum, la femme de prochain acquiert une réalité palpable. Au bout de quatre ou cinq ans, les colonies se détérioraient à cause de la malaria, de la misère, de l’alcool et de la consanguinité. Enfant, mon père se trouvait dans une de ces colonies. Son père, le pasteur, avait été tué par balles à cause des problèmes que je viens de mentionner. Depuis longtemps, j’avais envie de raconter la différence entre le Canada, les États-Unis, et le reste de l’Amérique. Les immigrants constataient avec horreur l’écart entre le nord et le sud. Jusqu’en 1950, il n’y avait pas de vraie route à l’intérieur des terres. Le chemin que suit le cirque Albertus pour se rendre vers New York menait à un cul-de-sac; à Rio, la route s’arrêtait.

Ce cirque alors, c’est un souvenir d’enfance?

J’ai vu plusieurs cirques étrangers mourir à Rio là où j’habitais, près de la gare. Les cirques européens fuyaient l’Europe. Comme ils ne pouvaient se rendre en URSS, ils sautaient sur l’occasion de partir en Argentine, qui était considérée comme un endroit civilisé et extrêmement riche, le Canada de l’époque. Les cirques quittaient ensuite Buenos Aires et amorçaient des tournées à travers l’Amérique du Sud avec une équipe amoindrie puisque les meilleurs éléments quittaient au fil du temps : les femmes splendides devenaient prostituées sous le joug d’un maquereau, les animaux étaient achetés par le zoo de la ville, les jeunes filles épousaient des colonels de l’armée, les beaux garçons sombraient dans l’homosexualité. Le cirque engageait sur place pour remplacer les déserteurs, mais mourait à petit feu et les artistes se rendaient compte qu’ils ne pourraient jamais retourner en Europe. Les chapiteaux étaient abandonnés, puis incendiés par les autorités. Comme nous étions pauvres, nous ne pouvions aller au cirque que lorsqu’il était sur le point de s’éteindre, alors qu’on pouvait marchander le prix du billet! Les choses que j’y ai vues sont à l’origine de tous mes tableaux. Le cirque est l’unique éducation artistique que j’ai eue: les affiches, les artistes, les roulottes, tout cela se retrouve dans mes toiles.

Vous proposez une relecture de la Seconde Guerre en affirmant que la vraie raison qui a opposé les Alliés à Hitler n’était peut-être pas l’humanisme…

Oui, je crois que les Alliés étaient vus comme des libérateurs, pas parce qu’ils libéraient quoi que ce soit, mais simplement parce qu’ils mettaient fin aux horreurs. On le sait maintenant : les Américains n’ont pas bombardé les industries dans lesquelles ils avaient des intérêts; IBM a été impliqué dans le fichage des Juifs. L’idée des Américains « sauveurs de la planète » est venue après la guerre, pour asseoir leur impérialisme multinational. L’Europe libérée du fascisme par les Américains est une fiction: la vérité, c’est que Mussolini était contre-productif pour le capitalisme, Hitler également.

Votre personnage Otto affirme que « l’art ne sert strictement qu’à élargir la conscience propre de l’artiste »; le croyez-vous également?

Autrefois, je croyais pouvoir faire prendre conscience à mes lecteurs de certaines réalités. Ce n’est pas le cas. Certains individus ont conscience de certaines réalités à cause de leur nature mélancolique. À ceux qui n’ont pas cette nature, il ne sert à rien de montrer les pires horreurs, car ils oublieront très vite et iront ensuite au restaurant, heureux et insouciants. Ceux qui aiment l’art engagé sont des artistes engagés. Je n’ai jamais vu un livre ou un film transformer quelqu’un. Seules les choses que l’on ressent dans sa peau peuvent nous donner une conscience. En ce sens, une guerre fait beaucoup plus pour la prise de conscience de l’humanité que toute l’histoire de la littérature. Tous les tableaux ont été peints par et pour les artistes, pour essayer de justifier leur propre conscience, pour canaliser leur souffrance intérieure. Mais faites la guerre, demain et ici, avec une bonne masse d’atrocités, et le pays en sera transformé. Dans Saltimbanques, quelqu’un dit : « L’artiste ne peut rien faire d’autre, mais au moins il va faire chier. » (rires)

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