Robert Lalonde : Carnets d’écrivains, la présence au monde

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Une nouvelle collection vient de voir le jour chez Lévesque éditeur. « Carnets d’écrivains », dirigée par Robert Lalonde, donne à lire ce qui est souvent ignoré, mais qui pourtant luit comme une lumière au cœur de nos vies : les heures fainéantes à contempler l’horizon, la vie compliquée de tous les êtres vivants qui grouillent dans la mare ou encore la fragile brume qui s’étiole à l’horizon en mince nostalgie d’un temps presque déjà révolu. Car c’est la fonction de l’écrivain de carnets : surligner délibérément la beauté du désordre qui gouverne nos jours.

L’enfant qui ne voulait plus dormir d’Yvon Paré et Comme une seule voix d’un collectif de cinq auteurs sont les deux premiers titres parus cet automne dans la collection « Carnets d’écrivains ». Robert Lalonde est heureux qu’on lui ait demandé de diriger cette collection puisqu’il estime qu’il n’y a pas encore réellement de reconnaissance du genre. « Je dis toujours aux gens que mon premier carnet, qui s’appelait Le monde sur le flanc de la truite, est encore classé dans certaines librairies dans la section Chasse et pêche. » Difficile de définir la nature exacte du carnet littéraire, sinon en indiquant qu’il n’a surtout pas de trajectoire précise. Il est justement là pour casser la linéarité du récit et faire place à l’inattendu. C’est « une sorte de vagabondage intellectuel et émotionnel », une permission d’être, pour une fois, souverainement subjectif et partisan. « Ça ressemble peut-être plus à ce que font les Asiatiques ou les gens de tendance bouddhiste, c’est-à-dire une espèce de passion pour les détails au détriment d’un ensemble qui nous échappe tout le temps, et même nous écrase parce qu’en ce moment ce qu’on entend surtout c’est un constat d’échec partout. Alors que dans les vies individuelles, il y a des richesses et des pépites d’or quotidiennes. »

L’écrivain de carnets sait que rien n’existe par soi-même. C’est plutôt la somme de ce que nous voyons, entendons et percevons qui nous forge. Toute chose grandit à une source, tout phénomène renvoie à un autre. « On a l’impression de vivre d’une façon très morcelée et très fragmentaire. Mais il y a des correspondances entre les choses que, si on ne s’y attarde pas, on ne voit pas. Ma vision du monde à moi – si je prends le temps de voir ce qui se passe – peut m’amener probablement à une universalité avec mes concitoyens. » Avoir le sentiment d’être lié, de faire partie, d’être ensemble. Malgré le paradoxe de la solitude de l’écrivain, c’est bel et bien une tentative de dialogue, un désir de conversation véritable qui transparaît de ses carnets. Lalonde avoue fabriquer ses propres écrits de cette façon : « Je m’adresse à quelqu’un de bienveillant et d’attentif, et peut-être un peu perdu comme moi, qui aurait envie qu’on fasse une longue marche et qu’on parle de tout et de rien. »

Dernièrement, Robert Lalonde se rend chez le dentiste et feuillette les magazines qui traînent sur la table. « J’ai trouvé ça épouvantable! Les recettes de bonheur qu’il y a là-dedans, comment on va rater sa vie si on ne fait pas ceci ou cela, si on ne s’occupe pas de sa santé de telle façon, si on ne met pas de micro ou de truc de photographie où dorment les enfants parce qu’ils peuvent mourir… On a perdu une façon d’être connecté avec la vie qui nous rend tout simplement présent aux choses. » Rien n’horripile davantage Lalonde que ces exhortations au bonheur. Les carnets d’écrivains sont une manière de résistance face à l’aseptisation du rapport à la vie. Et dans un carnet, il faut se garder absolument d’émettre des recommandations ou des mises en garde. L’écrivain doit plutôt avoir l’honnêteté de dire « tout ce qu’il ne comprend pas de lui-même ».

Selon Robert Lalonde, ce qu’il faut avant tout à l’auteur de carnets, c’est l’éveil. Il faut que « ça débonde comme un ruisseau qui dégèle ». Qu’il se laisse pénétrer par ce qui l’entoure, qu’il regarde ce qu’on ne nous a pas habitués à voir. Nous mettons trop souvent la loupe sur les faits saillants, quand ce qui compte ce sont plutôt ces moments impalpables qui ne s’inscrivent pas au tableau des médailles. Robert Lalonde prend l’exemple des personnes en fin de vie qui ne se rappellent pas bien dans quel ordre les événements se sont passés, mais qui se souviennent très bien « d’un coucher de soleil dans un verger, d’une main qui s’est posée sur leur épaule, d’un oiseau qui est venu manger un jour dans leur main. Ce sont des souvenirs émotionnels de paix ou de gratitude envers l’existence ».

Lalonde parle aussi de la capacité de ces écrivains de prédire ce qui va venir, d’être en quelque sorte des visionnaires de notre société simplement parce qu’ils sont attentifs. L’écrivain de carnets doit avoir « les antennes dépliées ». Et ne pas se raconter d’histoires. « Admettons donc que tout est complexe, avant de dire que tout devrait être simple. » La conversation franche qui s’engage entre l’auteur et le lecteur amène une consolation, « une complicité » dont le monde a besoin. Le lecteur aussi est actif, « il s’en va lui-même dans ses propres perceptions intimes en écho à celles de l’écrivain. [En lisant], cette personne ne s’est pas simplement mise à se distraire, elle s’est mise à se rebrancher sur elle-même ».

Donc, ne pas avoir peur d’aller dans le détail, dans le particulier. Entrer de plain-pied dans la frange, déborder en tout temps du cadre. Sortir « de cette vision de catastrophes universelles qui est parfaitement stérile et contre laquelle on est totalement impuissant. Moi, je trouve ça bénéfique, à notre époque, qu’on porte le regard sur le détail, parce que l’ensemble est totalement impraticable ».

La considération marquée pour la célébrité dans notre société fait part encore une fois du détournement de sens dans lequel nous sommes impliqués. Cette soif de gloire à tout prix « prouve qu’on n’a pas, dans sa vie à soi, suffisamment porté attention aux choses qui nous intéressent nous-mêmes et qu’on a besoin
absolument d’être sous un spotlight pour exister ».

Les carnets d’écrivains, comme de précieux remparts contre l’aridité, invitent plutôt à « se soumettre à l’expérience ».

Crédit photo : © Martine Doyon

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