Pierre Yergeau: Bungalow Blues

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Ils et elles s'appellent McDo, Gap, Tristan, Private, Point Zero, Vichy, etc. Ils et elles mènent une existence paisible et un peu vide, préoccupés par leurs petits drames privés et par la quête d'une sorte de béatitude immédiate et bien éphémère que leur offrent les multiples objets de consommation qu'ils achètent sans s'interroger sur leur nécessité. Ils et elles habitent la Banlieue, un monde où la pensée prend la forme de slogans publicitaires entendus dans les médias. Et c'est cet univers au climat kafkaïen que nous présente le sixième roman de Pierre Yergeau, auteur de L'Écrivain public, qui lui-même réside en banlieue.

La banlieue correspond une conception de la vie en société née dans les années 50 aux États-Unis — l’un de vos personnages évoque avec nostalgie de cette époque —, une conception caractérisée par un désir d’uniformité…

En banlieue, c’est vrai, on a cette obsession de gommer les différences pour maintenir une sorte de cohérence. C’est à la fois drôle et tellement subtil, les codes sociaux. Un exemple concret : il y a quelque temps, des gens de la campagne ont acheté une maison dans mon quartier et, le soir, eux s’assoient sur le perron en avant, ils ont installé des chaises et tout. Mais en banlieue, personne ne veille en avant : on veille sur le patio en arrière, près de la piscine hors-terre, où personne ne peut passer sur le trottoir et vous voir. Tout le monde s’entend sur ces codes. Et tout ça parle beaucoup, même dans le non-dit; tout ça implique une forme de répression douce. Ces codes sont bien sûr présents en ville, mais ils sont confrontés à une telle diversité d’individualités qu’ils ne peuvent pas tenir.

Au fond, ce que semblent rechercher, voire accepter vos personnages, c’est une existence dont le mot d’ordre serait le retrait du monde réel, la fuite de soi-même, l’évacuation de la vie intérieure…

Évacuation de la vie intérieure, je ne sais pas. Il m’apparaît clair en tous cas qu’ici les drames humains se vivent de manière plus isolée. On est tous seuls, partout où l’on est. Mais en banlieue, le modèle sociologique d’ensemble contraint les parties à adopter un retrait supplémentaire. Les valeurs de consommation omniprésentes dans la ville sont dirigées différemment en banlieue. Peut-être parce que la ville est un lieu de représentation investi par différentes images : les gens se donnent une vie hollywoodienne qui n’existe pas en banlieue. Voilà pourquoi les objets, l’acquisition des biens, l’agrandissement prennent une telle importance. Rénover sa salle de bains, c’est beaucoup plus qu’un simple réaménagement de l’espace, ici.

Sur le plan formel, votre intrigue est morcelée en séquences brèves, où les points de vue alternent selon un montage quasi cinématographique; faut-il lire quelque chose de particulier dans cette structure narrative?

J’ai conçu Banlieue comme une satire des téléromans, avec, comme plusieurs romanciers se l’imposent, un certain devoir de vraisemblance, de fidélité à la vérité – du moins, ce que j’en ai vu. Ce que la fiction a de bon, c’est qu’elle permet d’exacerber ces personnages pour qu’ils aillent au bout d’eux-mêmes. Partout, chaque individu s’insère à l’intérieur d’une logique plus large — ici, celle de la banlieue — et la conjugue avec son tempérament propre ; cela se traduit par un mouvement, une sorte de loi qui au fond lui échappe. Et ce sont ces moments où tout ça nous échappe qu’on attribue parfois au destin.

Au sujet de ce devoir de fidélité à la vérité, il me semble que dans vos livres vous mariez réalisme prosaïque et onirisme, si bien qu’on hésiterait à vous classer parmi les écrivains strictement réalistes…

Je suppose. Dans les romans naturalistes, réalistes, par exemple, on utilise souvent des références à des marques déposées — les TYLENOL, PEPSI ou autres — comme une technique destinée à donner un plus grand sentiment de réalité au récit, à en accentuer le caractère référentiel. Dans mon livre, j’ai tenu à les mettre en majuscules, parce que c’est dans leur dimension métaphysique que ces noms de marques me semblent importants. Un peu comme si une nouvelle religion était omniprésente même si on ne la reconnaît pas. C’est là notre Olympe, ce qui donne un sens au superficiel et à nos vies.

Intéressant. Cela me rappelle qu’on construisait autrefois les villages autour de l’église alors que les banlieues nous donnent parfois l’impression d’avoir pour cœur le centre commercial.

C’est vrai. D’ailleurs, étymologiquement, le mot religion a avoir avec l’idée de rassembler. Le centre commercial est l’unité de cohérence en banlieue, à un point tel que ça échappe à la vision critique de ceux qui participent à ce rassemblement. Cette force de gravité est fascinante. Je le traduis en terme d’espace, mais la banlieue n’est pas qu’une topographie, c’est aussi une géométrie qui dépasse son territoire physique. Peut-être faut-il voir la banlieue comme l’expression la plus juste du rêve américain — et ça, selon sa subjectivité, on peut dire la plus merveilleusement juste ou la plus horriblement juste du rêve américain. Moi, comme romancier, j’essaie juste de voir. Et ce qui m’intéresse le plus, ce sont les drames humains qui peuvent être soit touchants, soit cocasses.

En lisant Banlieue, je n’ai pu m’empêcher de penser à Kafka. S’agit-il d’un de vos auteurs fétiches ou ce rapprochement est-il attribuable à ma grille de lecture ?

Oui, Kafka a souvent mis en scène des individus insérés dans quelque chose de plus large, qu’ils ne peuvent rompre, auxquels ils ne peuvent échapper. C’est vraiment récurrent chez lui, ce rapport de force entre l’individu et le Château ou la Justice ou les rouages sociaux et métaphysiques. Il y a aussi chez Kafka un humour très fin, très discret, une ironie qui se retourne constamment contre le protagoniste. En même temps, l’œuvre de Kafka est beaucoup plus ancrée dans une sensibilité que la mienne. Ma position s’apparente beaucoup plus à celle d’un observateur. J’aime observer les gens : en banlieue, c’est vraiment comme un téléroman, avec la ronde des séparations, des cancans, etc. Ma position est différente de celle de Kafka, ce qui me fait de moi une personne plus légère. Et moins désespérée.

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Banlieue, L’instant même

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