Il n’était même pas encore en librairie que déjà on en parlait énormément. Suffit d’en lire quelques pages pour saisir l’ampleur de Ténèbre de l’écrivain chicoutimien d’origine française Paul Kawczak et les raisons pour lesquelles ce roman a été auréolé de tant de succès dès ses balbutiements. Attention : produit dopant.

L’Europe l’aura lu avant nous. C’est pour ça que quelques semaines avant sa sortie au Québec, Ténèbre devenait finaliste au prix Première de la RTBF, en Belgique, et en première sélection au prix littéraire de Trouville, en France. Quand même. Pas besoin d’être devin pour savoir que ça augure très bien pour une éventuelle collecte de distinctions canadiennes, et avec raison. Ce livre écrit dans un style impeccable, hautement sensuel, maniant l’imaginaire et le réel avec fluidité sans jamais alourdir le propos ou la forme envoûtante, convoque plaisir et savoir, profondeur et légèreté. Quant aux personnages, ils marquent les esprits grâce à leurs spécificités. En somme, ça faisait longtemps que je n’avais rien lu de tel, et autant l’avouer d’emblée, avec Ténèbre, j’ai eu l’impression d’entrer dans les romans Jumanji (1981) de Chris Van Allsburg ou L’Histoire sans fin (1979) de Michael Ende, avec des ingrédients de plus qui rendent le tout plus relevé en matière de violence et de sensualité.

Or, j’attendrais un peu avant de donner à lire à mes enfants cette histoire qui se passe en 1890 alors qu’un géomètre belge de Léopoldville, Pierre Claes, se voit offrir par le roi Léopold II — qui vient d’acquérir des millions de kilomètres carrés de territoire au centre de l’Afrique — la mission de le démanteler, participant ainsi à sa colonisation féroce et brutale, une affaire de capitalisme extrême qui fera entre 10 et 15 millions de morts au nom du profit. Si le fameux géomètre est fictif, le contexte historique ne l’est pas, tout comme quelques personnages qui ont réellement existé et auxquels Kawczak a romancé des actions et des implications, par exemple les poètes Paul Verlaine et Charles Baudelaire d’une France mythique dont ont rêvé plusieurs artistes et intellectuels.

Femmes et bourreau tatoueur
Hormis des personnages féminins beaucoup plus consistants et en contrôle de leur destin en comparaison de ceux auxquels nous ont habitués les récits historiques du XIXe siècle, un des plus fascinants d’entre tous les protagonistes, c’est l’assistant indispensable à bord du navire de l’expédition Fleur de Bruges, Xi Xiao, qui aurait pu bénéficier d’un roman entier sur sa vie. Maître tatoueur chinois, bourreau spécialisé dans l’art fort particulier de la découpe humaine dont profitera d’ailleurs le géomètre anxieux et malade, s’il n’a jamais vécu, son existence historique demeure tout de même probable au sein de la grande famille des bourreaux chinois. Cet extrait témoigne habilement de ses particularités :

« S’il avait fallu définir Xi Xiao par un seul mot, cela aurait été celui de “caresse”. Et caressante était la langue naturelle et improvisée qu’il employait en presque toutes circonstances. Cet homme, qui avait pour métier de donner la mort avec la plus grande habileté, possédait l’art de susciter à coup sûr un frémissement de plaisir en chacune des chairs qu’il rencontrait. En quelques jours à peine, la présence de Xi Xiao était devenue l’élément sensible qui conférait à l’expédition sa cohésion miraculeuse en dépit de l’inexpérience de son chef et de l’hétérogénéité de son équipage. Ce petit homme potelé aux jambes courtes, à l’odeur si douce et confortable, resterait, quoi qu’il arrive, la dernière garantie d’humanité au sein de cette entreprise brutale. »

Époque trash
Oui, l’entreprise de colonisation telle que décrite par Kawczak est brutale. Le XIXe siècle ne jouit d’ailleurs pas de la réputation d’avoir été très tendre à l’égard de ses populations. « Tous les problèmes qui nous occupent actuellement, dont un capitalisme très agressif, le patriarcat, la destruction de la planète, le racisme, la colonisation, etc., étaient finalement déjà là, et, malheureusement, on est dans la prolongation de ça », estime l’écrivain qui a étudié l’œuvre du Français Georges Bataille, écrivain et philosophe du XXe siècle mieux connu pour sa conception de l’érotisme et sa fascination pour la pulsion de mort présente en chacun de nous.

Le narrateur ne mâche jamais ses mots, y va comme ici de descriptions sans équivoque au sujet des chairs, ces fameuses chairs qui deviennent en quelque sorte d’autres personnages du roman : « Il devinait seulement la poitrine de Manon Blanche à travers sa robe légère. En tant que médecin, il n’avait pas de difficulté à imaginer le reste. Le cœur pompant derrière la cage thoracique. Les poumons encore roses à l’odeur d’orgeat. L’estomac tout occupé au veau du midi, arrosé régulièrement de salive et d’alcool. Et puis, nerveusement, il poursuivait, imaginant, intriqués, les deux intestins, en tas de chairs intimes et tendres, et puis plus bas encore, à bout de force, comme le nom secret de Dieu, l’anus et la vulve reposaient au cœur du temps. Vanderdope alluma une autre cigarette, au bord de la dissolution. Manon Blanche le regardait en souriant. Il fixa un instant son regard sur le sien. Il eût éjaculé par les yeux si cela eût été possible. »

Histoire de l’œil, histoire de nez
Ténèbre témoigne entre autres d’excès et de transgressions. Impossible d’ailleurs de ne pas noter au passage à quel point certaines pages sentent les relents d’absinthe, la puanteur du vomi, la désolation de plaies purulentes ou de conséquences sur le corps de maladies comme la malaria… Rien n’est fade, tout ce qui est déployé ébranle, choque ou réjouit. Ces sensations en viennent à s’entremêler, donnant raison à Bataille dans ces rapprochements inéluctables entre vie et mort, leurs contours flous par moments.

Puisque ces images semblent appartenir à un autre monde, cette histoire en est une qui tranche aussi profondément avec l’époque actuelle dominée par le roman réaliste. « C’est pas un mal en soi, exprime l’écrivain qui est aussi éditeur chez La Peuplade, où est publié Ténèbre. L’espace de rêve est un lieu de subversion et aussi la possibilité d’imaginer autre chose, le début du rejet de ce qu’on a », conclut celui qui, dans l’écriture nocturne au retour du travail, avait l’impression de convoquer l’enfant en lui, de pouvoir retrouver un vaste terrain de jeu où tout était permis, même l’inavouable.

Photo : © Laurence Grandbois Bernard

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