Michel Vézina: Anges vagabonds

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Les Montréalais le connaissent pour la chronique hebdomadaire qu'il signe dans les pages du journal Ici Montréal, mais le journaliste et écrivain Michel Vézina n'a pas pris la plume hier. Outre la traduction du roman-culte Negrophobia de Darius James, on lui doit deux recueils de nouvelles (Acid Run, Les Contes de l'inattendu). De retour à la fiction, Vézina nous offre avec Asphalte et vodka une traversée de l'Amérique du Nord en compagnie de deux trompettistes bohèmes appartenant à deux générations, une folle équipée hantée par de nombreux spectres dont ceux de Jack Kerouac, de Jayne Mansfield et de Victor-Lévy Beaulieu. Au menu, sexe, alcool, dope… et bien de la musique !

Entre deux shooters de vodka, thématique oblige, Vézina et moi évoquons notre rencontre, lors de la Foire du livre de Guadalajara de décembre 2003. À ce moment, ni lui ni moi n’imaginions qu’on se retrouverait pour discuter de ce qui n’était sans doute qu’un projet vague alors : «Il y a plusieurs sources à ce roman, de m’expliquer l’écrivain. Le déclencheur m’est venu à l’époque où j’étais rédacteur en chef du Mouton noir [journal alternatif basé dans le Bas-du-Fleuve]. L’Union paysanne en Gaspésie avait organisé une fête paysanne qui se déroulait dans un village qui avait été fermé dans les années 70. J’avais envoyé un photographe couvrir l’événement, et il m’est revenu avec cette anecdote : en roulant à travers le bois, il est tombé sur un cimetière en pleine forêt. L’image s’est imposée à moi : celle d’un homme qui aurait quitté son village longtemps avant la fermeture, et qui cherche à revenir chez lui, sans savoir que le village n’existe plus…»

Sur la route

Collègues dans un orchestre de bateau de croisière qui sillonne les eaux tropicales, le vieux Carl et son cadet Jean jouent non seulement du même instrument, la trompette, mais ils partagent aussi des origines québécoises. Quand le jeune musicien accepte d’accompagner son aîné pour son retour au pays natal, il ne se doute pas qu’il se lance en fait dans un voyage à travers le temps et l’espace. Si bref soit-il, Asphalte et vodka se révèle un roman ambitieux qui embrasse tout un siècle et tout un continent. «C’est vrai, on traverse le continent de la Floride au cœur de la Gaspésie, reconnaît Michel Vézina. Peut-être parce que le rêve ancestral et sauvage de l’Amérique du Nord francophone, j’y crois encore. J’ai encore tendance à me demander si ça n’aurait pas été plus intéressant pour nous, en tant que peuple, de suivre la trace des coureurs des bois, c’est-à-dire renoncer à l’idée d’un pays avec des frontières, et devenir les Tziganes d’Amérique. L’histoire, en tout cas, aurait pu nous permettre ça, mais on a refusé ce destin pour toutes sortes de raisons…»

Bien que son nom n’apparaisse jamais dans le texte, on sent à chaque page du roman de Michel Vézina la présence, la hantise de Kerouac et de ses bums célestes, auxquels s’apparentent Jean et Carl. Les Tziganes et Kerouac : même combat ? «C’est la même errance, soutient Vézina. Pour moi et pour nous, Kerouac est diablement important à cause de son rapport au territoire et à la langue. Oui, Kerouac a écrit en anglais, mais il n’a pas arrêté de rêver du paradis qui était en français. Sa mère lui parlait français, c’est là où l’expression « langue maternelle » prend tout son sens en ce qui le concerne. Selon moi, il y a chez Kerouac un idéal francophone qu’on a malheureusement tendance à occulter complètement. Trop souvent, quand on parle de l’Amérique, on parle des États-Unis, on parle d’un univers anglo-saxon, alors que j’ai la nette impression que l’âme de l’Amérique du Nord est francophone : les Français ont été les premiers Européens arrivés sur le territoire, les premiers à entrer en contact avec les autochtones, à transiger avec eux.»

Mais l’Amérique du Nord, «anglo» ou «franco», c’est aussi le théâtre d’une certaine rencontre des cultures européennes chrétiennes, autochtones et aussi africaines. «C’est pour ça que le vaudou est présent dans le livre, même si on ne fait qu’effleurer cette dimension de l’Amérique, concède le traducteur du fameux Negrophobia, œuvre fondamentale pour notre compréhension du métissage culturel représenté par le vaudou. Parce que cette rencontre a surtout eu lieu dans le Sud, sans beaucoup d’effet sur le Nord. Mais si le mariage des cultures avait été mieux consommé sous nos latitudes, je crois qu’on aurait pu voir l’émergence de quelque chose d’inédit, du même ordre que le jazz ou le vaudou.»

De l’idéal de mouvance

En amont de la quête de Carl, junkie mythomane qui prétend avoir été l’amant de Jayne Mansfield et délire dans une langue flamboyante et bâtarde sur ses années de dérive, Asphalte et vodka interroge notre rapport à la langue et au territoire. «On l’oublie parfois, mais avant l’arrivée des Blancs en Amérique, très peu de peuples étaient sédentaires, s’enflamme Michel Vézina. Certains avaient des points de rencontre, comme les Incas ou les Aztèques, mais ils vivaient en mouvement selon les saisons. Mais les Blancs sont arrivés ici et ont dit : on s’installe là. Je suis pour ma part convaincu que ça ne fonctionne pas, qu’il y a pour ce continent-ci quelque chose de totalement illusoire dans cette idée.»

Faut-il croire qu’en sillonnant les routes de l’Amérique, Carl et Jean répondent à cet appel à la mouvance que nous lancerait le continent lui-même ? Pour Vézina, cela ne fait aucun doute : «Absolument. Ce n’est pas innocent si la plupart des grands mythes du XXe siècle sont des mythes d’errance. Je pense à Kerouac et Burroughs, à tout le mouvement beat dont j’ai essayé de traduire l’esprit dans mon livre. Ce n’est pas un hasard si ce dernier grand mythe provient d’un descendant de francophones du Bas-du-Fleuve. Ce n’est pas un hasard non plus si dans Song of the Open Road de Walt Whitman il y a des passages en français, parce que sans doute déjà Whitman savait qu’il était impossible de passer sous silence la poésie française de l’Amérique.»

Si Kerouac n’apparaît pas nommément dans le roman de Michel Vézina, l’auteur réserve cependant un rôle-clé à un écrivain majeur de la littérature québécoise, en l’occurrence Victor-Lévy Beaulieu, qui nous est ici présenté comme le mentor, voire le possible géniteur du jeune Jean. «Un clin d’œil, rigole de bon cœur Vézina. VLB est important pour moi, parce que nous sommes tous deux originaires de la même région, parce que c’est le premier écrivain dans les pages duquel je me suis reconnu. Le premier livre qui m’ait donné le goût d’écrire, c’est La Nuit de Malcolm Hudd. Oui, je le considère comme un écrivain mythique et, en plus, un écrivain sensible aux mythes. Nous partageons les mêmes goûts littéraires, Joyce, Bataille, Ferron… et Kerouac. Alors tout cela mis ensemble m’a quasiment obligé à faire apparaître ici VLB. Et dans le contexte de la controverse qui l’a opposé aux jeunes romanciers québécois contemporains, à qui il reprochait de ne pas tenir compte de leurs ascendances littéraires naturelles, je trouvais amusant de lui donner ici un rôle de père potentiel.»

Bibliographie :
Asphalte et vodka, Québec Amérique, coll. Littérature d’Amérique, 159 p., 19,95 $

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