Marie-Sissi Labrèche : Entrez voir mon cirque…

137
Publicité
Avec ses airs de poupée, son franc-parler et deux romans sidérants, Marie-Sissi Labrèche incarne la figure de proue chez les jeunes tenants québécois de l'autofiction. Alors que Borderline fait les délices des lecteurs allemands et s'apprête à être traduit en grec et en néerlandais, l'irrésistible Marie-Sissi, telle une Fée Clochette un brin heavy metal, y va d'un nouveau coup de baguette en accouchant de La Brèche, l'hallucinant numéro d'une jeune femme en quête d'amour, désespérément intoxiquée par son prof de littérature. Tour de piste d'une œuvre excessivement personnelle traversée par les spectres de la mort et de la folie et qui, en se jouant des conventions, du pourquoi et de ses raisons, se révèle d'une criante authenticité.

Dans Borderline et La Brèche, les scènes d’ouverture sont quasi jumelles : une jeune femme blonde gît, jambes ouvertes, dans le lit d’une chambre d’hôtel où elle vient de se faire « baiser ». Pourquoi une telle similitude ?

C’est venu naturellement. J’écris pour exorciser des choses de moi et ça ne me dérange pas de parler de certains bouts de ma vie ; je suis en paix avec cela. À une certaine période de ma vie, je pense que j’étais une « fille de chambre d’hôtel ». Les rapports avec ce lieu veulent tout dire : il n’y a rien de concret, on ne peut rien y construire. La chambre d’hôtel relève uniquement du fantasme. C’est un non-lieu ; tout est à créer. C’est comme une pièce de théâtre : une fois sortie de là, la pièce est finie, c’est tout.

Physiquement et mentalement, Émilie ressemble énormément à la Sissi de Borderline. Auriez-vous pu inventer une héroïne très différente qui aurait vécu la même histoire d’amour troublée ?

Je n’en ai aucune idée. Je suis vraiment collée à des héroïnes qui me ressemblent. Comme je l’ai dit, j’écris en premier lieu pour exorciser : écrire est une manière de me sortir de moi. Mes héroïnes sont donc composées de bouts de ma personne que je projète sur papier. J’aime le risque en écriture, d’où l’idée de l’autofiction. En m’utilisant comme personnage, c’est beaucoup plus risqué que, par exemple, un chameau (Rires) !

L’autofiction est un genre littéraire qui a la cote ces temps-ci. Entre vos nombreuses collaborations à des magazines comme Clin d’Œil, Les Ailes ou Filles, trouvez-vous quelques heures pour mijoter une nouveau livre et, si oui, conservera-t-il la même forme que les précédents ?

Oui, il est d’ailleurs déjà commencé. Pour l’instant, il est de forme identique. Avant de publier Borderline, j’écrivais des nouvelles dans des revues littéraires [Premier Prix des Grands Prix de Radio-Canada avec la nouvelle « Dessine-moi un mouton ! » — le quatrième chapitre de Borderline]. À l’époque, je ne savais pas ce qu’était l’autofiction : je l’ai appris au cours de ma maîtrise [en création littéraire, à l’UQAM]. Je publiais donc déjà de courtes nouvelles où j’étais le personnage principal, comme lorsque j’étais petite et que je jouais à la Barbie : je faisais de la « Barbiefiction » ! (Rires).

La Brèche est riche d’une imagerie et d’un vocabulaire puisés dans les contes pour enfants ; ainsi, Cendrillon et Le Petit Poucet côtoient la Souris verte et Sol et Gobelet. À cet univers candide vous accolez un récit rageur, sexuel et relativement violent : ce voisinage a-t-il causé des frictions ?

Non, c’est naturel. Je pense que c’est ma voie. Lorsque j’écris, c’est le moment où j’ai le plus l’impression d’être moi. On dirait que je suis divisée en deux et quand j’écris, les deux mondes se rejoignent. En fait, ce sont les deux parties de tout le monde : le blanc et le noir. Je l’ai ai simplement symbolisé avec des Calinours et d’autres personnages de mon enfance. J’ai toujours beaucoup aimé la télé, vous savez !

La Brèche comporte aussi un langage qui se rapporte au monde du cirque ; Émilie est à la fois clown triste, femme-canon et fildefériste borderline en constante recherche d’équilibre. Dites m’en plus sur le cirque de la vie…

Le cirque représente l’illusion. C’est le même principe pour les chambres d’hôtel : c’est l’illusion dans les relations interpersonnelles. Par rapport aux clowns, je ne savais pas pourquoi j’avais une telle fascination pour ces derniers jusqu’à ce que ma psy me dise qu’ils servent à dire le non-dit. Dans mes écrits, j’ai toujours travaillé à dire ce non-dit. Lorsque j’étais petite, ma grand-mère m’interdisait de dire que ça n’allait pas chez moi, que ma mère piquait des crises. Maintenant, pour moi, on dirait que c’est devenu une chose obligatoire de dire tout ce qui ne peut pas l’être. À un point tel que même lorsque quelqu’un me demande de garder un secret ou de taire un détail quelconque, je tourne autour du pot et je me répète que je ne dois rien dire, un peu comme Omer Simpson (Rires) !

Votre roman a quelque parenté avec Alice au pays des merveilles et La Métamorphose ; affublée d’un placide gros chat, Émilie lutte dans pour trouver un sens à sa vie, au monde et Tchéky K., son amant tchèque, est un émule de Kafka. Ces œuvres constituent une réaction contre l’absurde logique de l’existence et La Brèche semble s’inscrire dans le même sens…

Ah oui, absolument. Je trouve très intéressant le lien avec Alice au pays des merveilles ; je n’avais pas fait le rapport. Alice doit passer un miroir pour accéder à un autre monde. Dans Borderline, d’ailleurs, il y a deux scènes où le miroir est présent : celle où Sissi se rue dans un miroir et l’autre, à la fin, où elle se découpe le visage avec un éclat. Dans La Brèche, il y a cette scène où Émilie avale des barbituriques devant un miroir. Lorsque Alice traverse au pays des merveilles, elle se retrouve dans un monde absurde. Mon héroïne, quant à elle, c’est par la sexualité que ça se passe, par cette brèche dans laquelle les hommes pénètrent, ce gouffre qui mène à un monde aux règles totalement absurdes où les relations amoureuses sont bordéliques.

Étymologiquement, « brèche » signifie « fracture », ce dernier terme référant évidemment à des blessures physiques et psychologiques. Comment avez-vous choisi ce titre ?

Pour moi, le titre réfère en premier lieu à « avoir une brèche dans la tête », c’est-à-dire être obsédé par quelqu’un (Tchéky). Ensuite, la brèche est devenue le sexe féminin. Je suis donc partie de ces deux idées et, bien entendu en jouant avec mon nom, pour déterminer le titre. Dans le roman, je ne cite pas le nom de famille d’Émilie mais on devine qu’elle porte le mien. Je pense précisément au moment où, parlant de [Mikaël], son amant de passage au patronyme de marque de soupe poulet et nouilles qui a un nom prédestiné pour travailler dans le milieu de la publicité, Émilie se fait la réflexion que, au même titre, son nom, quant à elle, la prédestine à passer sa vie dans une chambre d’hôtel les jambes grandes ouvertes…

Publicité