Marie Demers : Faire son deuil

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Dans In Between, Ariane, une jeune femme qui cherche sa voie et qui a de la difficulté à s’ancrer, voyage pour oublier le décès de son père. Perdue et attristée, elle s’étourdit et essaie d’apprivoiser l’indicible. Après avoir écrit pour les jeunes, Marie Demers, fille de la célèbre Dominique Demers, signe un roman émouvant et exaltant qui oscille entre les blessures d’un deuil, l’ivresse des voyages, les désillusions, les démesures et les espoirs de la vingtaine.

Quelle a été l’étincelle de départ de ce roman?
En 2007, alors que je me trouvais à Hoi An, au Vietnam, j’ai appris que mon père était décédé. Chaque année, il faisait le Grand Tour du Québec à vélo. Il est mort en gravissant une pente. Ma mère m’avait écrit pour me demander de l’appeler d’urgence et quand je l’ai eue à l’autre bout du fil, je ne la croyais pas. Ça ne se pouvait pas, ces choses-là arrivent aux autres, pas à soi. Mais j’avais bel et bien perdu mon père. J’ai passé les jours suivants dans la petite ville vietnamienne (avant de décoller quelques jours plus tard de Hô Chi Minh-Ville) complètement déconnectée, absente. Je n’avais plus l’impression d’habiter mon corps, je me voyais de haut, un peu comme un narrateur-dieu qui regarde son personnage exister. Ce personnage, cette autre fille qui me ressemblait, mais qui était en même temps tout autre, j’ai eu envie de l’écrire. De la suivre dans ses folies, à travers le monde, de répertorier ses peurs, ses bonheurs, ses nostalgies.

C’est par le voyage que commence le roman, et c’est également par le voyage qu’Ariane tente de fuir pour panser la mort de son père. Faut-il avoir voyagé pour écrire sur le sujet?
J’ai besoin d’avoir vu et vécu pour pouvoir écrire, décrire. J’ai visité tous les endroits où s’arrête Ariane. Certains auteurs parviennent à cerner des lieux et des atmosphères en se documentant. Avec les informations recueillies, ils arrivent à construire une trame narrative, des personnages et un univers romanesque tout à fait crédible et captivant. […] Moi, je ne pourrais pas faire ça. J’ai besoin d’avoir senti, vu, expérimenté. Il y a déjà un aspect romanesque au voyage. C’est un concentré d’aventures, de débâcles, d’euphorie, d’incompréhensions, d’apprentissages. L’intensité procurée par le voyage m’inspire énormément. Cette année, j’ai passé deux mois en Colombie et à Cuba. Un voyage dans lequel j’ai mêlé sac à dos et discipline d’écriture. Je me suis aperçue que ça se prêtait très bien. Quand j’écris ou quand je lis, je suis ailleurs. Il me semble donc tout naturel de joindre voyage et écriture. En sujet et en action.

L’écriture est-elle une manière de faire son deuil, d’exorciser les malheurs de l’existence?L’écriture permet-elle d’apprivoiser la douleur et de transcender le réel?
Tellement. L’expression « tourner la page », par exemple. Quand on lit, on déplace physiquement l’action derrière, on avance sur la page en laissant celles lues de l’autre côté. Coucher notre existence (transformée) sur papier (la pitonner sur un écran), c’est une manière à la fois de figer des souvenirs et de dire au revoir. Dans In Between, Ariane apprivoise la mort de son père en voyageant. Elle l’apprivoise à travers une sorte de fuite, en s’éloignant parce que la réalité est trop dure à assimiler complètement. Même si mon parcours était différent, j’ai passé au travers de quelque chose de très similaire. Sauf qu’après l’apprivoisement de la disparition de l’être aimé vient le vrai manque. C’est une expérience extrêmement difficile, carrément inadmissible. Alors qu’est-ce qu’on fait? On patiente, dans la résilience, que la douleur se résorbe? Peut-être. En partie. Mais aussi, on a besoin d’agir. Moi, j’ai eu besoin d’écrire mon père et sa mort. In Between, ça se veut un hommage. Un hommage aux relations père-fille, un hommage à l’amour d’une enfant pour son papa. De l’enfant qui, même si elle grandit, même si elle devient adulte, reste la petite fille quand il est question de son papa. Écrire les mots en dédicace de mon livre : « À mon père, Michel Marcil », c’est un cadeau que je m’offre. Une manière de lui dire, encore et toujours, à quel point je suis fière d’être sa fille.

Après, il y a plein de sortes de deuils. Il y a les deuils amoureux, le sujet de mon prochain roman. Et il y a les petits deuils de la vie, les microdéceptions, les modestes défaites. Les écrire, c’est les assumer. […] En écrivant les douleurs, aussi, on les transforme. On change notre propre regard sur ce qu’on a vécu, on essaie de voir comment quelqu’un d’autre évoluerait à l’intérieur d’une situation semblable. Il y a des moments où cette douleur revient, comme pour la première fois, et ça nous rentre dedans comme un Hummer avec un pare-chocs de piquants. Ça fait partie de l’exercice. Puis, on relit et on trouve des moments pour respirer entre les lignes, pour ressasser plus doucement le passé. C’est très salvateur de pouvoir détacher son regard et de calmer ses douleurs. Je pense que c’est une bonne façon de se débarrasser de l’amertume aussi. En l’écrivant, ça passe d’amer, à sur, à triste, à paisiblement triste.

Quelle signification a le titre In Between pour vous?
In Between, c’est évidemment l’entre-deux. L’entre-deux, c’est le voyage, le transport, le déplacement : Ariane dans l’avion, entre ciel et terre. Mais aussi, c’est l’âge jeune adulte. On n’est plus adolescent. On n’est pas encore tout à fait adulte. C’est cet âge-tampon, cet âge-expérimentation, cette étape où on teste les limites, où on sonde l’inconnu parce qu’on n’est pas encore prêt à entrer en terrain connu, à trouver la maison, ou simplement à arriver à la maison. […] L’entre-deux, donc. Le thème est partout dans le roman. Dans les relations amoureuses d’Ariane, dans ses listes de souvenirs, dans sa correspondance. Même dans les bières qu’elle boit au milieu du jour pour être seulement à moitié consciente du monde qui l’entoure. Et bien sûr dans cette thématique du voyage où Ariane, incapable de se poser, saute d’un pays à l’autre, comme on change de petite culotte.

Comment est-ce de se lancer dans l’écriture d’un premier roman alors que notre mère est la grande Dominique Demers? Est-ce stimulant de suivre les traces de sa mère ou est-ce un défi supplémentaire?
Ah, la mère. Va toujours falloir en parler, n’est-ce pas? Est-ce que c’est stimulant de suivre les traces de ma mère? Non. Ce qui a été stimulant, c’est l’initiation au monde des livres très tôt. Ma mère est une excellente raconteuse de livres pour enfants (j’imagine que vous le savez). Se faire raconter une histoire par elle, c’est vraiment merveilleux. Je lui suis donc reconnaissante de m’avoir baignée dans l’univers livresque. Mais oui, c’est manifestement un défi supplémentaire. […] Être la fille de, c’est parfois dévalorisant. Les gens pensent qu’on a bénéficié d’un traitement de faveur, qu’on est des parvenus. Je suis passée par le même chemin que tout aspirant auteur. J’ai envoyé mon manuscrit par courrier, des fois par courriel, puis j’ai attendu une réponse positive. Je me suis arraché les cheveux en recevant des « non », et quand j’ai eu mon « oui », j’ai dansé, j’ai hurlé, puis j’ai appelé ma mère. J’ai dit : « Demers, tu peux prendre ta retraite! » Mais non, j’ai pas dit ça! On a ri, on s’est réjouies ensemble. Ma mère est super heureuse pour moi et quand je rêve trop fort de perfection, elle me ramène à la réalité. C’est pas un métier facile… […] Nos sensibilités aussi sont bien distinctes. Elle est respectueuse là-dedans. Elle sait que j’ai besoin de faire mon chemin à moi, à ma façon. Sauf que sa fierté me fait du bien. Avoir une mère fière, c’est un excellent sentiment. Je dirais qu’en gros, le défi, il n’est pas avec ma mère, mais avec les autres. Leur regard ou leur jugement. Les comparaisons à venir… C’est la vie.

Photo : © François Couture

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