Mahigan Lepage : Un puissant cri

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Dans Fuites mineures, Mahigan Lepage dévoile une jeunesse qui se cherche, emprunte des chemins sinueux, s’évade, erre, prend le large. Cette fuite surgit également dans l’écriture rythmée qui nous happe : un cri, une musique qui revient, comme un refrain, une voix intense qu’il faut écouter, suivre. Un récit éclatant au souffle singulier.

Quand nous lisons Fuites mineures, nous avons le goût de le lire à haute voix, en raison du rythme très oral qui s’impose. Est-ce que vous entendiez cette voix en écrivant?
Oui. Et ce que j’entends, c’est une voix qui crie, qui explose, qui court vite. J’espère qu’elle est audible, à la lecture. C’est un défi important, pour moi, de forcer l’écriture à la voix. Est-ce que, par exemple, en répétant un certain mot deux ou trois fois de suite, on imprime un rythme? Est-ce que, en accumulant les « Et » en début de phrase, on impose une vitesse? Je ne pense pas à tout ça, quand je mitraille le clavier, bien sûr. C’est le corps qui écrit. Ce qui m’importe, c’est que ça s’envole. Que pendant un moment, on quitte le sol commun des paroles bien posées, de la langue acceptable. Qu’on lève la voix.

Dans le même sens, comme la musicalité est vraiment importante dans vos phrases, écrivez-vous avec de la musique pour vous inspirer? Ou dans le silence complet pour vous imprégner seulement de la voix de vos personnages?
Je n’écris habituellement pas avec de la musique, non. La musicalité, oui, je veux bien. Reste que la parole envolée (ou disons la littérature) est un art probablement aussi vieux, sinon plus encore, que la musique, et qui n’a rien à lui envier ou à lui emprunter. Pas la chanson, donc, mais le chant. Le chant comme déclamation, profération, exercice décalé et rythmé de la parole. Et ça, c’est dans les livres que ça s’apprend. Dans les livres, et aussi en soi : en acceptant sa propre folie, qui est une forme de « rythmie »…

Pourquoi percevez-vous vos chapitres comme des chansons?
L’idée, c’était de reprendre un symbole important pour nos années mineures : l’album de musique, ou même le show de musique. Ce texte-là, je l’ai dédié aux camarades de fuite, et j’y tiens, à la dédicace. Les livres, jeunes, ça ne nous disait rien. Mais les cassettes, les CD! En appelant les chapitres des « tounes », c’est comme si je disais : la jouissance qu’on avait à écouter un show de GrimSkunk quand on avait 16 ans, on peut la retrouver dans le livre. L’écriture, ça n’a pas à être « pépère au coin du feu ». Ça peut arracher, aussi.

Après, il y a aussi le modèle structurel de l’album. Chaque chapitre est indépendant, mais comme dans certains albums de musique, il y a une histoire qui traverse, des motifs qui passent et repassent.

Les personnages traînent leur mal de vivre, d’est en ouest, de la campagne à la ville. Ils se perdent en route, dans la drogue, dans la musique, ils cherchent leur voie et fuient. La fuite représente-t-elle l’adolescence selon vous? L’écriture peut-elle être considérée comme une fuite? Est-ce le cas en ce qui vous concerne?
C’est une belle question. Oui, l’âge mineur est pour moi l’âge de la fuite. Et re-oui, l’écriture est une fuite aussi. C’est en quoi il y a parenté entre l’adolescence et l’écriture. Dans un refus du monde établi, d’abord, ou dans un sentiment de son insuffisance. Ensuite dans son débordement par la fuite. Écrire, pour moi, c’est ce que dit Henri Laborit de la créativité : une fuite positive. C’est la continuité, adulte, possible, de mes fuites mineures. C’est la tierce voie, qui permet d’éviter de choisir entre se conformer et se détruire.

« L’histoire qui est racontée sans autre raison que la camaraderie, qui est une autre définition (et ma préférée) de la littérature ». Vous avez mis cette citation de Jack Kerouac en exergue de votre récit. Que représente pour vous la littérature?
Une camaraderie de l’écart. Dans la conversation ordinaire, on n’apporte pas sa solitude. Ce serait inconvenant, de toute façon, de parler grave ou de crier. Et puis, ça ne parle pas dedans, ça parle dehors. Mais ouvrez Poteaux d’angle d’Henri Michaux : ça s’adresse directement à votre inavouable. On se sent alors frères en solitude.

Dans Fuites mineures, vous sondez entre autres l’adolescence et les souvenirs. En quoi cela vous inspire-t-il?
Tout ce que j’ai voulu ramener dans la phrase, c’est l’intensité. Le souvenir en soi ne m’intéresse pas du tout. L’adolescence, c’est des années d’ennui, d’inertie, de platitude, avec quelques pointes d’intensité. C’est ça le temps du réel, tellement insatisfaisant. Écrire, c’est créer du temps. Pour ce texte-là, j’ai isolé les pointes d’intensité – les fuites – et j’ai fabriqué un temps impossible, où ça irait toujours vite, où ça fuirait continûment.

Le mot « mineures » qui se retrouve dans le titre peut avoir plusieurs significations (référence à la musique, à l’âge, aux détails des souvenirs, etc.). Mais sur votre blogue, vous racontez également que ce mot s’inscrit dans votre démarche d’écriture pour ce récit. Quelle était cette démarche?
Nommer, ce n’est pas neutre. Quand on dit « ado » ou « adolescent », on utilise un mot pensé par les adultes et utilisé par les adultes pour décrire ceux et celles qu’ils ne comprennent plus; « mineur » aussi, un peu, mais moins. Ça reste un mot un peu plus rare, dont on peut réinvestir le sens. Pour moi, c’est une façon de retourner ce qui est considéré comme insignifiant en sujet légitime. J’ai décidé d’appeler « mineure » une certaine intensité, une configuration des neurones. Intensité plus prégnante à 15, 16, 17 ans, mais pas exclusive à cet âge. Le mineur : un feu, une fête, une fuite…

Photo : © Archives Mémoire d’encrier

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