Madeleine Gagnon: la guerre, et après ?

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Récipiendaire du prix du Gouverneur général, du prix Athanase-David et auteure d'une trentaine d'œuvres, Madeleine Gagnon s'avère une écrivaine essentielle, lue et reconnue. Après Les Femmes et la guerre, qui a remporté un succès fracassant, la poète et essayiste revient au roman avec Je m'appelle Bosnia, qui raconte la guerre en Bosnie-Herzégovine et surtout l'exil, en France puis au Québec.

Comment vous est venue l’idée d’écrire Je m’appelle Bosnia ?
Je savais, quand j’ai fait Les Femmes et la guerre, que je ferais quelque chose sur le mode de la fiction, car avec l’essai, il faut garder une certaine objectivité; il faut transcrire fidèlement ce qui nous a été dit. Moi-même, je suis intervenue dans Les Femmes et la guerre mais, de façon générale, c’étaient les personnes qu’on rencontrait. Alors, j’ai voulu aller plus loin, j’ai voulu inventer. Dans tous les personnages, comme chez tous les romanciers, il y a de moi. Dans Bosnia, il y a beaucoup de moi, dans Hannah à Paris, ou dans Pauline à Rimouski. Ça ne s’appelle pas une autofiction dans le sens où ce n’est pas ma vie à moi. C’est quand même basé sur des choses réelles, que j’ai entendues ou lues, car cette personne-là existe et vit (c’est à elle, d’ailleurs, que je dédie le livre). J’ai voulu lui donner une vie plus heureuse que ce qu’elle connaît en ce moment pour réaliser son rêve, d’une certaine façon, dans l’écriture, parce qu’elle rêvait de «s’en venir en Amérique», comme elle le disait. On a essayé de l’aider, mais ça n’a pas marché.

Je m’appelle Bosnia raconte l’exil des victimes de la guerre. Vivre en exil représente-t-il un deuil ou une seconde naissance ?
Les deux. D’ailleurs, elle le dit bien, Bosnia, et ça, c’est basé sur des témoignages qui le disent. Jusqu’à la fin de leurs jours, ce sera un arrachement. Il y a un arrachement et une douleur dont on peut guérir, que Cyrulnik appelle la «résilience». Par ailleurs, ce sera toujours une seconde naissance, mais ceux qui restent dans l’arrachement ne peuvent jamais s’en remettre, et seront malheureux jusqu’à la fin de leurs jours. Ceux qui sont capables de vivre la renaissance — et les personnages le peuvent —, ceux-là vont s’en sortir. 

En écrivant ce roman, quel avenir avez-vous eu envie d’offrir aux blessés de la guerre ? Il semble que votre livre permette de croire en l’espoir…
Effectivement. L’espoir naît dans la vie même si on n’est pas exilé. L’espoir naît de trois choses : l’amour, la création d’œuvres — d’œuvrer à quelque chose qu’on aime —, et le désir de connaissance, connaissance de l’Autre. Il me semble qu’un exilé, qu’un blessé de guerre, ne peut pas s’en sortir s’il n’a pas l’amour. C’est pour moi une condition de guérison.

Entre vos deux derniers livres est survenu le 11 septembre : le monde a-t-il vraiment changé ?
Je pense que oui. On est entrés dans une forme de troisième guerre mondiale: ça, on ne peut pas le nier, et même si Bush n’était pas entré avec ses armées en Irak, ce qui a été une erreur (on est d’accord là-dessus), il y aurait encore eu des attaques des intégristes. On a connu des totalitarismes au XXe siècle : le totalitarisme de l’ex-Union soviétique (ce sont des dizaines de millions de morts dont ils sont responsables, Staline et cie), le nazisme (ce sont encore des millions de morts), et il en existe un troisième, l’intégrisme musulman. Il faut le dire: c’est dangereux ! Je ne dis pas que tous les musulmans le sont ni que c’est la faute de l’islam, je dis seulement que ceux qui veulent éliminer tous ceux qu’ils appellent les mécréants et l’Occident sont dangereux. Alors, c’est vrai que ça a changé beaucoup de choses. 

Quel bilan faites-vous de la condition des femmes en 2005 ? Y a-t-il une évolution depuis la parution, en 2000, de Les Femmes et la guerre ?
Pas sûr. Il y a eu une évolution au XXe siècle, un grand changement ; ç’a été extraordinaire, la révolution des femmes en Occident, et ç’a même eu des effets sur certains pays d’Orient ; mais non, pas depuis Les Femmes et la guerre. Il y a encore des choses épouvantables, en ce moment, dans le monde. Ceux qui se disent anti-féministes ne savent pas de quoi ils parlent, parce qu’il faut être féministe. Il faut comprendre qu’il y a encore, sur la Terre, des milliers de femmes qui se font tuer dans des meurtres d’honneur, des centaines de milliers de femmes qui sont soumises à l’autorité mâle, qui ne sont pas des vraies personnes au sens juridique, qui n’ont accès à aucun des pouvoirs politique, religieux ou économique, qui ne peuvent pas ouvrir un compte en banque, qui n’ont pas droit à l’héritage, qui subissent des mutilations sexuelles. Quand on réalise ça, on se dit qu’il faut garder une conscience vivante. (…) On n’est pas obligés d’aller se battre partout où les femmes sont soumises mais, au moins, qu’on ne dise pas ici que les femmes sont libérées. Si on n’est pas conscients de ce qui se passe ailleurs, on est mieux de se taire. Comme disait un poète algérien : «Quand on n’a rien à dire, on se tait». On est loin d’avoir terminé ; il y a la moitié de l’humanité qui souffre. Les viols de guerre sont reconnus depuis cinq ou six ans comme des crimes contre l’humanité : au moins, c’est un progrès.

Pour quelle raison vous êtes-vous replongée dans la guerre ?
Je veux qu’on comprenne le rôle que jouent les femmes là-dedans depuis toujours. Qu’on arrête d’accuser juste les hommes de faire la guerre ; les femmes, elles les ont élevés, les petits guerriers. J’en ai rencontré plusieurs…

Quel est votre prochain projet d’écriture ?
Je sens que j’ai besoin d’une pause. Il s’agit d’un livre que je vais écrire pendant plusieurs années — à moins que ça change car des fois, on a des flashes. Ce sont de petites histoires, mais j’ai déjà le titre (provisoire) : Opéra à mes vieux pères dans la forêt grise. Mais je n’en dis pas plus.

Bibliographie :
Je m’appelle Bosnia, VLB éditeur, 240 p., 24,95 $
Les Femmes et la guerre, VLB éditeur, 320 p., 24,95 $

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