Laurent Chabin: En terrain fertile

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S'il conserve sa cadence actuelle, Laurent Chabin entrera au panthéon de la littérature comme l'un des plus prolifiques écrivains à avoir vu le jour. Depuis la quinzaine d'années qu'il écrit, il a publié plus de quatre-vingts titres, dont six qu'on retrouve en librairie ce printemps. Portrait d'une PME portée par un seul homme, moustachu de surcroît.

Lorsqu’on lui demande de définir son travail d’écriture, Laurent Chabin prend un temps de réflexion avant de se tourner enfin vers une réponse dont il concède le caractère vieux jeu: «Écrire, pour être un témoin de son époque.»

Avant toute chose, précisons toutefois ceci: si Chabin pose un problème à la définition, c’est qu’il a quelque chose d’une bibitte, d’un touche-à-tout insaisissable. Écrivain multiforme, il a récemment publié Malourène et les trois petits cochons (Michel Quintin), un conte de fées où le néolibéralisme se trouve expliqué aux enfants; L’énigme du canal (Hurtubise), un polar pour la jeunesse; ainsi que Les voix meurtrières (Hurtubise), qui réunit deux de ses titres pour adultes: Le jeu de l’assassin, dans lequel une soirée «meurtre et mystère» tourne à l’étrange quand la morte est retrouvée… morte, et L’homme à la hache, qui démarre sur la découverte par une mère de sa fille ensanglantée.

Son plus grand succès, L’assassin impossible – réédité près de dix fois, lu par 12 000 jeunes et bientôt publié en France – s’adresse à un public adolescent. Il n’en demeure pas moins que c’est auprès des grands que l’auteur à la moustache nietzschéenne prend sa pleine mesure, par le biais de critiques acerbes des liens sociaux et de meurtres bizarres aux motifs inquiétants, aussi tordus que ses personnages. On n’est pas surpris de retrouver Poe au nombre de ceux qui l’ont fasciné. Il y a eu Borges et Kafka aussi, et enfin Céline, son favori: «Mais c’est surtout dans les auteurs américains contemporains que je trouve des modèles, précise-t-il. Cormac McCarthy et Bret Easton Ellis, d’une certaine façon, mais surtout Don DeLillo.»

L’Amérique
Né dans le centre de la France et profondément marqué par la culture de l’Hexagone, quoique d’adoption montréalaise, Laurent Chabin a «le cul entre deux chaises». Même s’il n’entretient aucun sentiment tendre à l’égard de ce continent, l’Amérique — celle de Jim Morrison davantage que celle de Sarah Palin — l’intéresse, et ça se sent. Ça se lit. Le corps des femmes est un champ de bataille (Coups de tête), paru en avril — décidément, le type carbure —, se déroule d’ailleurs en partie dans la ville de Saint-Louis, qui voit se perpétrer le matin du 11 septembre 2001 un crime sordide qui, événements obligent, se trouvera à passer sous le radar médiatique. «C’est peut-être parce que l’Amérique est détestable qu’elle produit autant d’artistes de très haut niveau. C’était la même chose pour la France, à l’époque où on mettait les écrivains en prison. Depuis qu’ils ont le droit de dire ce qu’ils veulent, ils ne sont plus intéressants.»

Rien de très réjouissant pour qui voudrait voir dans la littérature une arme tranchante: «Les écrivains, ici, heureusement ou malheureusement, je ne sais même pas comment on peut dire, peuvent bien écrire ce qu’ils veulent, ça n’aura absolument aucune influence. D’abord parce qu’ils le disent dans un langage qui n’est plus le langage des gens d’aujourd’hui, mais aussi, au Québec particulièrement, parce que la lecture est mal vue. Très peu de gens savent lire, très peu de gens lisent effectivement.»

Sans compter que ce qui, de nos jours, fait la «une» en littérature, dixit Chabin, ce sont les gens qui parlent — ou partent — de leur nombril. «Que ce soit toute la vague de l’autofiction parisienne avec Angot et ses histoires de fesses ou même Houellebecq, qui n’est pas mauvais, peut-être un des seuls auteurs de sa génération qui ressemble à quelque chose. On sort de ses livres ce qu’il peut dire sur la prostitution des jeunes Thaïlandaises à Bangkok et on pousse des cris en disant que c’est affreux — ou courageux, mais peu importe. Il parle de la disparition presque complète des relations humaines au profit d’une espèce de présentation de silhouettes, de surfaces. Mais on lit Houellebecq parce qu’on espère trouver des histoires de cul.»

On ne retient plus que le spectacle. Et on pense forcément à l’écrivain et essayiste Guy Debord (1931-1994), dont l’influence parcourt les romans de Chabin. À la blague, il dira que c’est d’ailleurs sur une des phrases de l’intellectuel situationniste qu’il a pris la décision de se consacrer à l’écriture, au milieu des années 90, alors qu’il venait d’atterrir dans une province incarnant tout ce qu’il déteste: «J’ai jamais aimé travailler. Et en plus, quand je suis arrivé en Alberta — et comme je suis assez mauvais en anglais — ç’a été une occasion de dire, comme Debord, « ne travaillons jamais ».»

Le spectacle
La représentation de la réalité a pris le pas sur la réalité, soutenait Debord dans La Société du spectacle, thèse reprise par Chabin dans son roman Écran total (Triptyque), dans lequel un banlieusard calgarien, avili par les images violentes dont le pilonne son téléviseur, finit par nourrir des projets sanglants. La réalité est quelque chose qui se perd, et il semble que la sphère littéraire n’y échappe pas: «Le travail d’écriture de mes contemporains me semble très déconnecté de la réalité, la plupart du temps. La littérature française, depuis les années 60, c’est pitoyable, c’est de la petite branlette. Il y a eu Céline, il y a eu Guyotat, mais on a fait comme s’ils n’avaient pas existé. Les auteurs continuent d’écrire dans une langue fossile, qui n’existe plus, ne se parle plus.»

On cherchera en vain les passés simples et les imparfaits du subjonctif dans les oeuvres de Chabin, qui a choisi de narrer toutes ses histoires au présent, dans un effort de s’approcher de son lecteur. «Ce que je reprocherais à l’écriture francophone, aujourd’hui, c’est le manque de corps. C’est un ensemble de signes très conformistes, correspondant à une esthétique d’une autre époque. Certains auteurs ont des thèmes très intéressants, mais on dirait des romans écrits par des employés de ministère de la fin du XIXe siècle.»

Pas la langue dans sa poche. En entrevue comme dans ses livres, il décoche des pointes d’une causticité qui tranche pourtant avec sa voix posée, presque douce. Le genre de type qu’on invite autour d’une bière. Reste que dans ses livres, il dégoupille les grenades. C’est à se demander quelles armes il aurait adoptées s’il avait choisi le meurtre, comme plusieurs de ses personnages, plutôt que l’écriture: «Je pense que j’aurais été un genre de Bonnie and Clyde ou de Ravachol, conclut-il avec désinvolture, à lancer des bombes sur des gens qui méritent cent mille fois d’en recevoir sur la figure. D’un autre côté, je sais bien que c’est pas la bonne méthode. Assassiner le tsar, c’est pas ça qui a mis fin au tsarisme…»

Bibliographie :
MALOURÈNE ET LES TROIS PETITS COCHONS, Michel Quintin, 64 p. | 8,95$
L’ÉNIGME DU CANAL, Hurtubise, 144 p. | 10,95$
LES VOIX MEURTRIÈRES, Hurtubise, 256 p. | 14,95$
ÉCRAN TOTAL, Triptyque, 104 p. | 18$
LE CORPS DES FEMMES EST UN CHAMP DE BATAILLE, Coups de tête, 222 p. | 17,95$

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