Kim Thúy: Petit ruisseau devient grand

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Avec Kim Thuy, on touche le vrai, l’authentique. On frôle le succès – inespéré, inédit, insensé. On effleure la réussite d’une écrivaine, certes, mais surtout celle d’une femme caméléon, d’une force pétillante.

Kim Thuy ouvre la porte. Le téléphone à l’oreille, elle gesticule, me guide vers la cuisine. La table est montée. Un plat de fruits fraîchement coupés (mangue, papaye, framboise, kumquat), un thé japonais, d’exquises noix de cajou, un pain café-chocolat égrené sur un yaourt aux agrumes. Elle sait accueillir. Elle sait rayonner.

L’écrivaine a toutes les raisons de scintiller. Ru, son premier roman paru quasi anonymement et qui a causé la surprise en 2009 grâce à sa sensibilité, son authenticité et ses qualités littéraires, constitue l’un des plus beaux succès de l’édition québécoise contemporaine. L’œuvre traduite en plus de vingt langues continue de séduire la planète : dans les derniers mois, l’auteure s’est déplacée en Écosse, en Roumanie, en Bulgarie, en Serbie. Partout, la critique est charmée, le public, conquis – les 220 000 exemplaires écoulés le prouvent! –, les honneurs, décernés (Prix du Gouverneur général, Grand Prix RTL-Lire).

Kim Thuy a été prise dans un tourbillon : « Ceci n’est pas ma vie. Ma vie devrait être insignifiante. Ma vraie nature est que je suis faible, petite. Je ne suis pas capable de rêver. Et tout ça… C’est incroyable. » Certains auraient été intimidés par cette consécration, d’autres auraient craint de reprendre la plume. Pas Kim Thuy. L’anxiété, très peu pour elle : « Je n’ai plus le contrôle. Mon livre est terminé. La suite, ce n’est que du plaisir. Ne me reste plus qu’à en parler et à attendre les commentaires des gens qui l’auront lu. » Chose certaine, son nouvel ouvrage – Mãn – fera courir les foules en librairie. Déjà, le livre attire l’attention en France, où il a été retenu parmi les finalistes du Prix Ouest-France Étonnants Voyageurs.

La messagère
Elle rit souvent, Kim Thuy. Elle a l’œil taquin, vif. On pourrait la croire naïve, mais non. Un brin timide, oui, mais si peu. Pourtant, quand elle parle de son nouveau roman, elle s’emballe : « Je l’avais dans le ventre ce livre. Malgré mes nombreux voyages, je l’ai écrit entre juillet et décembre. Je ne sais pas comment j’ai fait. J’ai l’impression d’être une messagère, ça sortait tout seul. » Un soir de tempête, elle a mis le point final. Elle ne voulait pas abandonner ce texte, mais le moment était venu de se séparer de Mãn, son personnage principal, une femme dont le nom signifie « parfaitement comblée », née au Vietnam, établie à Montréal avec son mari restaurateur – son seul point d’ancrage au Québec –, cuisinière hors pair.

Mãn parle d’amour. C’est presque anodin : une femme mariée rencontre un homme. Un hasard, heureux et troublant. Elle découvre la passion, la vraie, bien loin du mariage de raison, silencieux et décidé par sa mère, qu’elle subit depuis des années. Elle apprend peu à peu le véritable sens du verbe « aimer ». L’amour libère Mãn, lui permet de s’affirmer, de s’écouter. « L’amour est intangible », déclare l’ancienne restauratrice. « Les grands moments d’amour sont souvent sans mots. Quand on aime quelqu’un, on sait toujours comment l’accompagner, comment l’épauler. Cependant, la manière d’aimer est différente selon les cultures. Au Vietnam, l’amour est basé sur l’abnégation, le sacrifice. »

L’amour surgit aussi par l’amitié et, surtout, par la mère, simplement pour souligner l’importance de l’amitié dans ce roman. Les mères, devrions-nous écrire. Il y a d’abord celle, adolescente, qui a donné la vie à Mãn, puis qui l’a déposée dans le potager d’un temple bouddhiste, cette autre qui l’a recueillie et nourrie, cette dernière qui l’a élevée et qu’elle appelle « Maman. » La mère est mystérieuse : « La mère vietnamienne a la responsabilité presque exclusive de l’éducation au quotidien des enfants. Elle est la courroie de transmission de la culture, des mœurs, des us et coutumes… Elle agit peut-être avec dévouement, peut-être avec contrôle. » Et c’est sa propre mère qui a inspiré l’écrivaine : « Ma mère m’a toujours poussée à aller plus loin, car elle me sait faible et gênée. Elle me sécurise. Elle dit : “Le moment où tu as peur, c’est le moment où tu dois plonger. C’est la seule façon de réussir. Il faut faire face à ses monstres.” »

Elle-même née au Vietnam, qu’elle a fui avec sa famille, à 10 ans, en raison du communisme, Kim Thuy s’est installée au Québec après avoir vécu la difficile épreuve d’un camp de réfugiés. Aujourd’hui, installée sur la Rive-Sud de Montréal, elle croit – comme Mãn – être ce que ses ancêtres ont été : « J’ai tant reçu de ma grande famille, autant des vivants que des défunts, autant de ceux que j’ai connus que ceux qui ont disparu avant ma naissance. La beauté de tout ça, c’est que l’on peut choisir ce qui nous enrichit et qui nous inspire et laisser tomber ce qui nous déplaît. »

Pourtant, à la lecture de ce récit, un flou identitaire persiste. Les mamans multiples, le géniteur inconnu, le dépaysement ou le détachement, tout cela accentue l’impression. Cela trouve écho en Kim Thuy : « Je n’ai pas de personnalité. Je suis un caméléon parce que j’imite, je n’ai rien qui m’est propre. On peut parler d’un vide identitaire, mais on peut aussi bien parler d’identités multiples. Je suis parfaitement confortable avec l’un ou l’autre. »

Goûter l’écriture
L’écriture de Kim Thuy est toujours aussi fine, lumineuse. Extrêmement sensorielle, elle nous promène de Saigon à Montréal, nous rappelle l’odeur de la feuille de bananier cuite et le son des pleureuses professionnelles. « Quand j’écris, je sens tout, je goûte tout, je vois tout. Si j’en avais la capacité, je serais capable de dessiner un nombre infini de détails qui ne se trouvent pas dans l’écriture. Pour moi, ce sont des scènes très claires. Je vois des images quand j’écris. J’ai besoin de sentir le vent, presque de savoir vers où il souffle. »

La grande humanité de Kim Thuy transpire à chaque page : « Le contact humain m’inspire. Pour ce livre, j’ai été inspirée par plusieurs personnes rencontrées dans mon quotidien. Je ne fais que relier des points entre leurs histoires. » Parfois, ça provient d’une dame qui fait des pédicures, parfois, d’un poissonnier du voisinage : « Nous avons tous des histoires cachées. Naturellement, on ne cherche pas à les connaître. On est souvent trop pressés. Les immigrants ne se confient pas : ils sont tellement réservés qu’on pense qu’ils sont plates et qu’ils n’ont rien à raconter. Pourtant, quand on lève le voile, on voit des histoires d’amour, de passion, de déchirement… »

Puis, elle conclut : « On aura toujours besoin de se faire raconter des histoires. » Vrai, surtout si celle qui nous les raconte s’appelle Kim Thuy.

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