Jean-Simon DesRochers: Écrivain à problèmes

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Certains produisent des œuvres lisses, sans aspérités, de beaux récits, bien ficelés, où chaque boucle est bouclée, chaque énigme résolue. Jean-Simon DesRochers préfère créer quelque chose qui dépassera le lecteur et qui mènera à l’évocation d’un sentiment du réel dont on ne peut saisir l’entière portée. Il cherche ainsi à livrer une œuvre en phase avec sa notion de l’époque, comme l’étaient selon lui celles de Dostoïevski et de Tchekhov. Il l’affirme sans ambages : « Je préfère être un problème. »

C’est dans le désir d’écrire un roman d’anticipation que Jean-Simon DesRochers trouve le point de départ de Demain sera sans rêves, son troisième roman qui, malgré le changement de registre, s’inscrit dans la continuité de son œuvre romanesque amorcée avec La canicule des pauvres en 2009. Cette « écriture du corps » qu’on lui connaît est toujours présente, mais prend cette fois la forme des liens qui unissent corps, émotion et cognition. Même s’il s’agit de son roman le plus court (130 pages, contre 680 dans La canicule!), sa trame narrative est ici plus complexe. Lorsqu’on le lui fait remarquer, Jean-Simon DesRochers explique que « plus un livre est long, plus il doit être rythmé; plus il est court, plus on peut varier sur la densité du texte ». À la fois léger (dans la forme) et dense (dans son contenu), ce roman désarçonne.

Demain sera sans rêves repose sur quatre personnages : Marc, Carl, Catherine et Myriam. Dès le premier chapitre, Marc se suicide. Cependant, plutôt que de trouver le néant espéré, il trouve dans sa mort les vies de ses trois amis. Par un processus technologique « d’envoi de souvenirs », ses amis ont expédié à Marc leurs vies, depuis « leurs futurs ». Lié à ces prémisses, un thème de base oriente tout le texte : « Le temps ne bouge pas, c’est son idée qui passe », explique l’auteur. C’est en cela que le dernier roman de DesRochers « pose problème », comme il le dirait : la trame temporelle nous déstabilise. On est dans le futur, mais on évoque un certain présent, maintenant passé, à travers les souvenirs que Marc reçoit dans son purgatoire « périmortel ».

C’est d’ailleurs dans son travail sur le temps et l’espace que Demain sera sans rêves déploie toute sa force. Pendant trois semaines lors de l’écriture, DesRochers nous a confié « s’être pété un time » et avoir imaginé les évolutions politiques et technologiques des 140 prochaines années. Dans cet univers, l’humanité a tellement détruit le biome qu’elle est forcée d’investir l’espace-temps. Ce qui reste de la version initiale de son livre, beaucoup plus volumineuse, est donc un récit condensé de cette période, à travers les souvenirs de ces trois personnages qui l’ont vécue.

Faut-il s’étonner que Jean-Simon DesRochers affirme aimer ces livres qui lui posent de « magnifiques problèmes », ces livres qu’il doit relire, signe, selon lui, qu’il y a une proposition qui se tient, et qu’il n’a pu assimiler en un coup? Dans le cas de Demain sera sans rêves, il ne faudra donc pas s’étonner non plus si certains lecteurs doivent revenir sur leur lecture afin de l’assimiler à son juste potentiel. Son souhait? Qu’à chacune de ses nouvelles parutions, on se demande « qu’est-ce qu’il va nous faire là? ». En cela, DesRochers se pose en enfant de Kubrick, dont il dit admirer l’œuvre imprévisible et géniale qui a touché un peu à tous les genres avec une égale maîtrise. Il évoque d’ailleurs l’imprévisible suite de son œuvre. Du policier? Du roman noir? Pourquoi pas une tragédie grecque?

Lecteur éclectique, DesRochers trouve difficile d’identifier ses mentors. Il défile une liste de noms : Michael Delisle, Carole David, Raymond Carver, Raymond Chandler, le McCarthy de La route… On le sent libre dans son œuvre romanesque, décomplexé. Son remède à la page blanche est radical : il faut constamment travailler à plusieurs projets en même temps, toujours être « allumé ». « L’action engendre l’action : les idées ne t’arrivent pas, tu les génères et c’est dans le travail que les idées apparaissent », exprime-t-il. L’état actuel de ses projets témoigne d’ailleurs de cet état d’esprit. En plus de préparer un manuscrit de plus de 1 200 pages (présentement en révision), il travaille également à une trilogie, complète un doctorat à l’UQAM où il enseigne la création littéraire, et on en passe…

Poète dans l’âme?
D’ailleurs, vu sa vivacité romanesque, on oublie facilement que ses premières œuvres étaient poétiques. Mais l’écriture de Demain sera sans rêves nous le rappelle. Il faut donc ajouter à ce travail, et à ces influences, la poésie, qu’il voit comme « un problème irrésoluble ». Bien qu’il espère un jour en publier à nouveau, il affirme que pour lui, la poésie est un douloureux « effort d’antiécriture », où ses cahiers sont davantage « remplis de ratures que de mots qui restent ». Il est d’ailleurs volubile lorsque vient le moment de nommer ces poètes qu’il admire. Dans le rayon des classiques, il désigne rapidement Paul-Marie Lapointe, particulièrement Le vierge incendié, mais il cite aussi Georges Schehadé, et l’œuvre complète de Tristan Tzara. Il nous parle aussi de Denis Vanier, Josée Yvon, Nicole Brossard, André Roy et de Benoît Jutras, et affirme que « la poésie québécoise est une poésie extrêmement pertinente et forte ». Pour lui, à une certaine époque, « la meilleure littérature qu’on faisait au Québec passait par la poésie ».

Il faut voir dans le « problème DesRochers » une quête, une tension qui vient du décalage entre la réalité et ce qu’on en perçoit. Nous n’avons accès, en fait, qu’à une perception de la réalité à travers nos corps, et les expériences que ceux-ci contiennent. Il ne s’agit donc pas de la réalité même, mais plutôt d’un « sentiment du réel ». Ainsi, pour Jean-Simon DesRochers, bien que « le réel [soit] indicible, on peut absolument “dire” la réalité qu’on en fait ». C’est ce sentiment qui est présent dans Demain sera sans rêves. Ce roman demeure donc l’archive de cette quête : un magnifique problème.

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