Jacques Savoie : À la soupe !

12
Publicité
Au lendemain de la mort de Max, son frère adoptif, Alex voit d'un mauvais œil la liaison de sa mère Hélène avec Achille, un clochard qui fréquente la soupe populaire où Max œuvrait comme bénévole. Alex s'en inquiète d'autant plus que le Professeur, ainsi que se fait appeler le sans-abri, emplit la tête de la veuve d'un tas de discours fumeux sur le marxisme, le capitalisme et la répartition équitable des biens, qui vont à l'encontre des leçons que lui a inculquées son défunt père. Avec sa galerie de personnages attachants, son intrigue riche en rebondissements, son propos profondément humaniste, Les Soupes célestes apparaît comme un festin qui saura combler l'appétit des fans de Jacques Savoie.

On retrouve dans ce roman un certain nombre de vos thèmes de prédilection, dont l’humanisme qui en imprègne le propos : comment le situez-vous par rapport à vos œuvres antérieures ?

En fait, il y a eu des phases dans mon œuvre. Mes trois premiers romans portaient sur le thème de la famille éclatée — une préoccupation personnelle qui correspondait à l’air du temps. Et effectivement, je jetais sur ce phénomène de société un regard humaniste. Après une période à écrire pour le cinéma et la télé, je suis revenu au roman avec une seconde trilogie qui portait sur le rapport amoureux – encore une fois vu du point de vue humaniste. Ce qui me vient maintenant, ce sont des grands thèmes, peut-être un peu plus philosophiques, que j’ai envie de traiter par le biais de romans qui demeurent d’abord et avant tout des histoires divertissantes. Comme le thème de la générosité…

Le thème du partage vous semble-t-il plus pertinent en ces temps où il semble parfois avoir perdu toute signification ?

En fait, je crois que mon roman porte sur la générosité plutôt que le partage ; c’est une nuance importante. En quelque sorte, on peut le lire comme un réquisitoire contre l’omnipotence de l’économie dans nos vies, une manière de nous rappeler que nous participons tous et toutes à cette nouvelle religion qui s’est imposée au siècle dernier. Au fond, la générosité est une valeur qui se perd dans un monde où l’économie est la valeur dominante. Elle se perd parce que trop de gens se préoccupent uniquement de l’autre axiome, celui du profit. Au début du roman, mon personnage Alex incarne l’antinomie de la générosité parce que ce qui lui a été inculqué par son père, ce qui lui importe par-dessus tout, c’est la sécurité financière.

Votre livre nous rappelle les utopies gauchistes qu’un certain esprit néolibéral aimerait faire passer pour désuètes…

Vous savez, j’ai étudié en économie avant de bifurquer vers l’écriture, la littérature. Ce qui m’a toujours fasciné dans l’économie, c’est que cette science a probablement plus d’impact sur notre existence quotidienne que n’importe quelle autre… et pourtant la plupart des gens n’y comprennent rien. Du temps où la religion était au cœur de nos vies, les gens pouvaient expliquer précisément ses fondements, ce qu’elle exigeait d’eux, ce qu’ils en retiraient. L’économie s’est substituée à la religion, mais on ne sait pas y voir clair. Tout ça pour dire qu’au fil de l’écriture, j’ai relu bien des ouvrages d’économie, d’Adam Smith aux bonzes du néolibéralisme.

La soupe dans ce roman, c’est plus qu’une image récurrente : est-ce un symbole chargé de sens ?

Il va de soi que c’est une métaphore du partage. J’ai d’ailleurs poussé cette logique jusqu’au bout en ajoutant en annexe quelques recettes tirées de La Cuisine raisonnée, l’ouvrage de référence de nos mères et grands-mères depuis sa parution initiale en 1902, des standards de la soupe au sens où l’on parle de standards en jazz. Les soupes ont une histoire, vous savez, qui va à l’encontre des règles actuelles de l’économie. Les soupes populaires sont nées en Césarée au IVe siècle avec saint Basile le Grand, l’un des grands apôtres de l’idéal du partage. Comme Adam Smith des siècles plus tard, il était issu d’une classe privilégiée et n’a pas hésité à donner son argent aux nécessiteux, un peu comme Hélène projette de le faire dans mon livre.

D’Alex à Sœur Brigitte en passant par Iseult, la thérapeute que consulte Alex, nombre de protagonistes du livre ont ce réflexe de la fuite par rapport à l’autre (avoiding relationships, selon l’expression d’Iseult). Faut-il voir là une tare bien contemporaine ?

Absolument. C’est d’ailleurs paradoxal, parce qu’on ne cesse de nous répéter que nous vivons à l’ère de la communication et qu’on voit partout des gens qui n’ont plus le temps de se parler ou qui n’ont parfois personne à qui parler. Bien sûr, les outils qu’on s’est donnés pour communiquer sont de plus en plus efficaces, mais ils ne rapprochent pas les âmes pour autant. À mon sens, il faut que les gens se rapprochent. Et c’est en ce sens que le personnage d’Iseult m’intéressait, parce qu’elle souffre des mêmes carences que celles des gens qui viennent la consulter.

Il arrive que la réalité rejoigne la fiction et on ne peut s’empêcher de comparer ce qui arrive à l’Accueil du Père de votre roman à ce qui est arrivé à son pendant réel, l’Accueil Bonneau…

C’est vrai que c’est un événement qui m’avait beaucoup frappé, d’autant plus que je n’habitais pas très loin à l’époque de cette explosion. Je me rappelle avoir vu à la télé cette Sœur Nicole, la véritable pasionaria de l’Accueil Bonneau, et de m’être dit que le malheur, décidément, semblait s’acharner sur ces gens dont elle prenait soin, ces gens qui n’avaient rien dans la vie. Ma compagne et moi, on était allés leur porter des sacs verts remplis de vêtements, de boîtes de conserve, on avait donné de l’argent aussi. Et puis, je me suis souvenu aussi d’une autre histoire, celle de ce banquier de Toronto, ce magnat dégoûté de la haute finance et devenu délibérément clochard à Montréal. En un sens, ces deux anecdotes ont été les déclencheurs de ma réflexion, et m’ont accompagné tout au long de l’écriture du roman.

Bibliographie :
Les Soupes célestes, Jacques Savoie, Fides, 280 p., 24,95 $

Publicité