Jacques Poulin: Trouver le traducteur en nous

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Mercredi, 11 h 35. La sonnette résonne encore dans l'appartement, tandis que des pas feutrés se font entendre. Avant de gravir la «Tour du Faubourg», je suis passé par l'épicerie Moisan pour acheter quelques denrées. L'interview sera précédé d'un léger repas. J'aime la formule. Elle permettra de nous placer dans de bonnes dispositions. La porte s'ouvre. Un homme âgé m'accueille, calme, souriant et disponible. C'est lui. Mais à qui ai-je vraiment affaire? À Jacques Poulin ou à Jack Waterman, son double en littérature? On se cache toujours un peu derrière un personnage. En cela, l'écrivain n'est pas si différent de «l'ours moyen», malgré ce qu'on pourrait croire.

Le 22 mars dernier, Leméac/Actes Sud a publié La Traduction est une histoire d’amour, le onzième roman de Jacques Poulin. Trois ans et demie se sont écoulés depuis la publication du superbe Les Yeux bleus de Mistassini. Trois longues années pendant lesquelles l’écrivain a composé son histoire, ciselé son écriture, cherché le ton juste. Les livres de Poulin, c’est connu, sont à «maturation lente».

– Ce nouveau roman, d’après ce que j’ai pu comprendre, vous a donné beaucoup de fil à retordre? 
– Oui. J’ai eu plus de difficulté que d’habitude, souligne l’écrivain. Quand j’ai eu l’impression que le texte était à point, les premières réactions m’ont montré que j’avais encore beaucoup de chemin à faire. Je l’ai repris, je l’ai corrigé, et quand je pensais que les corrections étaient finies, ce n’était pas encore tout à fait le cas. Je l’ai travaillé jusqu’au dernier moment.

– Mais j’imagine qu’il n’y a pas deux romans qui se conçoivent de la même façon.
– L’idéal, ce serait de laisser dormir le texte pendant plusieurs mois. Mais on n’a pas toujours l’occasion de faire ça.

– Ce roman, comme les précédents, raconte l’histoire d’une rencontre.
– La narration est assurée par une jeune femme, Marine, qui traduit en anglais le dernier roman de Jack Waterman. La mère de Marine, d’origine irlandaise, repose dans le cimetière Saint-Matthews. C’est là qu’elle rencontre l’écrivain pour la première fois. Jack habite une tour à logements du centre-ville. Marine, elle, loue un chalet à l’Île d’Orléans, que ce dernier lui a trouvé. Petit à petit, au fil de leurs diverses rencontres, Jack et Marine se rapprochent, s’apprivoisent.

– La traduction, comme l’indique le titre de votre livre, est au cœur de cette histoire?
– Oui. C’est ce qui permet à Jack et à Marine de se rejoindre. À la base, ils partagent une même passion pour le langage. Quand elle fait ses traductions, elle essaie de se rouler, de se couler dans l’écriture de l’autre… Un peu comme des chats…

*

Tout au long de notre discussion, Jacques Poulin se promène dans la grande pièce qui lui sert à la fois de bureau, de salon et de salle à manger. Attentif à mes caprices d’interviewer, il a enfilé une chemise à carreaux pourvue d’une poche dans laquelle il a déposé ma micro-enregistreuse. Je ne devrais donc pas avoir de mal à le citer. Je l’écoute alors qu’il renchérit.

*

– Je ne voulais pas écrire simplement l’histoire d’un personnage vieillissant qui tombe amoureux d’une fille beaucoup plus jeune. Je voulais passer par les mots pour exprimer la manière dont ils pouvaient tisser des liens entre eux. Marine est habitée par le souci de rendre justice à l’écriture de Jack. Elle s’applique à traduire la «musique des mots» de son roman pour mieux être fidèle à ce qu’il a voulu exprimer.

– N’est-ce pas là l’essentiel de ce qu’il faudrait retenir à la lecture de votre roman? Je veux dire : prendre soin de saisir la petite musique intérieure de ceux qui nous sont chers? Tenter de mieux comprendre ce que l’autre cherche à communiquer?
– J’aimerais beaucoup que les gens parviennent à penser à une telle chose à la lecture de mon livre, mais je ne suis pas sûr d’y être parvenu. La communication, dans plusieurs de mes romans, arrive à se faire, parfois, mais je ne crois pas que ce soit comme dans la vie. C’est un monde un peu idéal, celui des romans. C’est un petit univers privilégié qu’on construit pour se consoler de ce qui ne marche pas bien dans la vie. Étant convaincu de ça, j’essaie d’inventer une histoire où ça devient possible pour deux personnages. À cause de la frustration que ça m’apporte, j’invente une histoire où les personnages peuvent communiquer… Du moins, dans une certaine mesure…

– L’histoire entre Jack et Marine est nourrie par une certaine intrigue…
– Oui. Voilà quelque chose qui n’était pas aussi développé dans mes romans précédents. La différence, c’est que j’ai essayé d’y inclure des péripéties, des retournements de situations, une espèce d’aventure comme on en voit dans des romans policiers. J’espérais que ça permettrait de soutenir l’intérêt et aussi de rassembler chacun des chapitres.

*

J’examine mes notes afin de lui poser ma prochaine question. Je pense reprendre avec l’intrigue en question (le chat noir, le message caché dans son collier, la jeune fille qui demeure dans un appartement du quartier Saint-Jean-Baptiste avec sa grand-mère, etc.). Il y a tant de points que j’aimerais aborder avec lui, à propos de ce roman mais aussi de ses autres. C’est plutôt lui qui me relance…
*

– Dites-moi, avec de telles questions, comment allez-vous faire pour écrire votre article?
– (…)

*

La réponse que j’aurais voulu lui donner n’est pas venue. La surprise, j’imagine. Il est vrai que je m’intéresse parfois à des éléments formels qui ne passionnent pas tout le monde. J’aurais voulu lui dire qu’il suffit de se livrer à une lecture attentive du livre, de se faire confiance et de tâcher de traduire dans l’article l’effet que l’ouvrage a eu sur moi. Avec La Traduction est une histoire d’amour, l’écrivain propose un roman maîtrisé, tout en finesse, qui va droit au coeur et qui appelle à entrer à l’intérieur de soi. L’histoire de Jack et de Marine illustre que notre besoin de consolation n’est pas impossible à rassasier, pour reprendre à mon compte le titre d’un puissant petit ouvrage de l’écrivain suédois Stig Dagerman. Il faut pouvoir s’intéresser vraiment à la vie des autres, tâcher de saisir ce qui les habite, et se laisser apprivoiser… Au cours de l’interview, ai-je eu affaire à Jack Waterman ou à Jacques Poulin? Je n’aurai jamais vraiment la réponse, et c’est très bien comme ça. Si ses histoires se ressemblent d’un livre à l’autre (n’en déplaise à ses détracteurs!), c’est qu’il travaille inlassablement la même matière: notre tentation de briser notre irrémédiable solitude.

La traduction est une histoire d’amour? Certainement, tout comme celle des lecteurs avec les romans de Jacques Poulin. Celui-ci ne les décevra pas.

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Bibliographie :
La Traduction est une histoire d’amour, Leméac/Actes Sud, 112 p., 15,95 $
Les Yeux bleus de Mistassini, Leméac/Actes Sud, coll. Babel, 187 p., 22,95 $

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