Jacques Lazure : Psychédélique Trip

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De Cambridge à Montréal en passant par les Açores, un homme amnésique erre tel un véritable zombi. Qui donc est ce Bernard Carel, autrefois membre du mythique duo Waterlee, formation de rock anglais oubliée, à l'origine de la vague psychédélique des sixties ? Quelle hantise l'a poussé à se couper mentalement du reste du monde ? Il incombe à sa nièce Julie et à Mathieu, un préposé de l'institution où Carel a été interné, de le découvrir au fil d'une enquête qui se changera en plongée vertigineuse dans une mémoire tourmentée. Deuxième roman de Jacques Lazure, à qui l'on doit aussi quelques ouvrages pour la jeunesse et des scénarios de télévision, Les Oiseaux déguisés compte parmi les découvertes inattendues de l'automne.

D’où vous est venue l’idée du duo Waterlee ? Êtes-vous comme votre héros Mathieu, connaisseur et fanatique de rock psychédélique ?

Pas du tout. J’ai davantage connu les années 70 que les années 60 ; j’appartiens à la génération qui a vécu sa jeunesse au son de Pink Floyd. Mais je me suis toujours intéressé aux racines blues du rock’n’roll, qui sont très présentes chez Pink Floyd. Pour créer le personnage de Brian Avory (le partenaire de Bernard Carel), je me suis grandement inspiré de Syd Barrett, qui fut le fondateur, guitariste, premier chanteur et principal compositeur de Floyd à leurs débuts. D’ailleurs, j’ai fait beaucoup de recherches afin de recréer l’esprit hippie. Waterlee aurait très bien pu exister ; autant leur conception de la musique que leur symbole (la tortue) sont assez conformes à l’esprit des années 60. Et puis, à l’image de Pink Floyd, qui a créé son nom en combinant ceux de deux bluesmen fétiches (Pink Anderson et Floyd Council), Waterlee a croisé les noms de Muddy Waters et Peggy Lee pour arriver au sien.

On s’est beaucoup interrogé sur l’existence d’une culture rock. Selon vous, ce style musical est-il l’émanation d’un mode de vie particulier ou une simple forme parmi tant d’autres ?

Pour moi, il est clair qu’il y a une culture derrière la musique rock. Je n’y souscris pas personnellement, mais je connais des gens que le rock a réellement influencés sur tous les plans : leur vie sociale, leur manière de se vêtir, de se nourrir. Dans le cas de Bernard Carel, il appartient vraiment à la culture rock parce qu’il n’a jamais été capable de se dégager de ce qu’il avait vécu dans les années 60.

Ce qui fait de lui un stéréotype assez répandu…

Tout à fait. C’est drôle, parce que j’ai travaillé comme préposé aux bénéficiaires dans un hôpital, comme le Mathieu de mon roman. Et comme lui, j’observais les patients, je m’amusais à leur inventer des vies. Et ce qui me fascinait, ou en tout cas m’intriguait, c’était de constater combien de temps peut durer la douleur qu’on porte en soi : dans plusieurs cas, littéralement jusqu’à la fin de la vie. Il est fréquent de rencontrer des individus restés accrochés aux années 60. On a l’impression qu’ils ont vécu la culture rock jusqu’au bout et que l’aboutissement de cela, c’est l’annihilation.

Peut-on établir des liens entre le rock et la littérature (plus précisément, la poésie), les deux pôles de l’existence de Bernard Carel ?

Au cours des années 70, on a connu un mouvement poétique qui s’inspirait du rock, dont la langue tentait de jumeler l’anglais et le français. Carel s’est probablement rendu compte que la chanson était insuffisante pour exprimer sa pensée, et c’est pourquoi il s’est tourné vers cette forme d’écriture. Dans mon roman, je ne précise pas vraiment à quel type de poésie il s’est adonné. C’est un choix qui rapproche mon personnage de Jim Morrison, des Doors, qui lui aussi a tourné le dos au rock pour devenir un poète.

Il m’a semblé que l’amnésie de Bernard faisait de lui le symbole paradoxal d’un Québec qui a pourtant fait du souvenir sa devise nationale. S’agit-il d’une métaphore délibérée ?

Non. Cette piste de lecture ne manque pas d’intérêt, mais elle n’était vraiment pas voulue. Dans ce roman, je me suis tout simplement abandonné à un personnage à qui j’ai voulu donner un destin, sans voir aucun symbole en lui. Jusqu’à un certain point, il m’a échappé. C’est d’ailleurs presque inévitable. Mais j’aimerais parfois savoir où vont mes héros, qui ils sont. Parce que j’écris aussi pour le cinéma et la télé, et que dans ce type d’écriture, on n’a pas le choix, il faut connaître le curriculum vitæ de ton personnage : le réalisateur et les comédiens s’attendent à ce que tu le leur fournisses. Avec Bernard Carel, ça m’était carrément impossible. Beaucoup de choses chez lui demeuraient mystérieuses : ses motivations profondes, sa haine de son père. Mais je trouvais qu’il n’était pas nécessaire de tout éclairer, que certains mystères gagnaient à ne pas être élucidés.

On vous a connu avec des œuvres de science-fiction pour la jeunesse mais il me semble que la structure de ce roman l’apparente un polar. En effet, Mathieu et Julie enquêtent littéralement sur le mystère Carel. Ce dernier ne dit-il pas, d’ailleurs : « Je cherche une piste, Julie, une piste pour combler le vide entre ton oncle et toi… » ?

Vous avez raison, mais cette structure m’est venue par hasard. Il m’a fallu un certain temps avant de trouver quelle forme cette histoire pouvait prendre. Au début, je voulais écrire ce roman à la première personne du singulier, en confiant la narration à Julie. Mais ça n’allait pas. Je me suis donc orienté vers le polar. C’est peut-être lié à ma pratique de la littérature jeunesse, où je cherche seulement à raconter des histoires. En littérature jeunesse, c’est d’abord une histoire qui me vient, à laquelle se grefferont des personnages. En littérature générale, c’est plutôt l’inverse : un personnage s’impose et j’essaie de trouver son histoire. Mais, idéalement, il arrive un moment dans l’écriture où les deux se rejoignent….

Votre Julie est vraiment un personnage fascinant ; elle m’apparaît aussi prisonnière de l’idée qu’elle s’est faite de Bernard, du fantasme qu’elle a de son oncle, de son silence, son amnésie…

C’est vrai. Il y a bien des choses qu’elle ne connaît pas de Bernard, qu’elle ne connaîtra jamais et qu’au fond elle ne veut pas connaître. C’est Mathieu qui la pousse à découvrir qui il est. Elle est restée un peu fillette en ce qui concerne son oncle : elle préfère s’attacher à l’idée qu’elle a de lui. Évidemment, Mathieu voudrait la faire sortir de l’enfance ; il considère que le bonhomme n’est pas aussi extraordinaire que le suppose Julie ! D’ailleurs, quand on rencontre Aline (mère de Julie, sœur de Bernard), on se rend bien compte que l’homme n’était pas un saint. Aline a toujours eu un rapport antagonique avec son frère et considère qu’à la manière dont il a mené sa vie, il ne pouvait pas finir autrement. Elle le soupçonne néanmoins de faire semblant d’être amnésique, mais là c’est elle qui entretient ses propres préjugés. Au fond, tous ces personnages ont à réconcilier l’image qu’ils ont les uns des autres avec la réalité. À un moment, j’ai failli intituler mon roman Les Mains tendues, parce que chacun finit par tendre la main à son prochain. Évidemment, j’ai gardé le titre d’origine parce que je n’aimais pas la connotation religieuse de l’autre.

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Les Oiseaux déguisés, VLB éditeur

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