Gil Courtemanche: Mourir, la belle affaire! Mais vieillir…

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Ça fait maintenant quatre ans qu'est paru Un dimanche à la piscine à Kigali, roman épique sur le génocide au Rwanda, couronné de nombreux prix littéraires, traduit dans plus d'une vingtaine de langues, et dont on attend la sortie de l'adaptation filmique par le cinéaste Robert Favreau. Quatre années que le journaliste, polémiste et romancier Gil Courtemanche a consacrées notamment à la rédaction d'Une belle mort, roman intimiste relatant la lente disparition d'un père emblématique d'une génération d'hommes québécois en voie d'extinction. Rencontre avec un franc-tireur, un vrai.

La question est convenue, certes, mais doit être posée à mon ami Gil Courtemanche, dont le premier roman (Un dimanche à la piscine à Kigali) connaît depuis sa sortie un rayonnement international sans pareil et sans précédent dans les annales de notre littérature: quand une première œuvre mérite une telle reconnaissance, la proverbiale épreuve du deuxième roman exerce-t-elle une pression d’autant plus grande ? «J’ai ressenti une pression, oui, par rapport au choix du sujet de mon deuxième roman, mais une pression qui émanait surtout de mes éditeurs, déclare Courtemanche. J’avais en tête deux sujets, et mes éditeurs auraient préféré que je m’attelle à l’écriture de l’autre, Le Danseur de Bamako, une fresque sur la Révolution cubaine et sur la présence cubaine en Afrique, vues par un danseur et gigolo vivant là-bas, mais quand j’ai parlé à mon éditeur français, il a tellement insisté pour que je termine d’abord Le Danseur…, que j’ai senti que je devais écrire d’abord Une belle mort

Le roi se meurt

Coupe de blanc dans une main, cigarette dans l’autre, Gil Courtemanche parle posément de ce deuxième roman, qu’il a évité d’inscrire dans la suite thématique du précédent. À la manière de certains romans français classiques (on pense à Mauriac), Une belle mort se donne à lire comme une sorte de huis clos clanique dont les protagonistes ne sortent guère, réunis autour du père pour des repas en famille. «En fait, je voulais que tous mes personnages n’existent qu’en fonction de la mort annoncée du père, explique l’auteur. Ce qu’ils font à l’extérieur du lieu où ils le voient mourir n’a pas d’importance, même eux donnent l’impression de l’oublier dès qu’ils sont en face de lui. Parce que tout ça n’intéresse plus le père. Quand ils sont dans ce théâtre de la dégradation de leur ancien dictateur, il n’y a que lui qui existe, comme dans Le Roi se meurt de Ionesco. C’est la fin d’une époque. Pour moi, c’est un roman sociologique, parce que les pères de cet âge sont les derniers de ce type. Après eux sont venues des femmes qui n’étaient plus des femmes de l’amour-devoir. Et du coup, la fonction de père a changé, elle est devenue ce qu’elle est pour les hommes de ma génération.»

Dans ce roman, les images paternelles abondent à un point tel qu’on ne peut manquer d’établir une parenté symbolique entre le père mourant du narrateur, Staline, et Duplessis, ce «petit père» de la nation québécoise: «Ce n’est pas un hasard. Il n’y a pas de différence entre toutes ces images, expose Courtemanche. Les pères québécois de cette génération étaient des dictateurs. Ils exigeaient de leur femme et de leurs enfants la fidélité absolue, alors qu’eux étaient libres de tout faire. Pour eux, leur famille était leur peuple. Et Staline était comme ça, et Duplessis aussi. Et c’est pourquoi j’essaie d’imaginer Staline en train de donner des cadeaux de Noël. Je suis sûr qu’il donnait des cadeaux de Noël, des bénédictions, qu’il aimait ses enfants. Comme je suis certain que Duplessis aimait son peuple; mal, sans doute, comme les pères de cette génération aimaient mal leur femme et leurs enfants. C’est donc pour moi la transposition de la même attitude à des niveaux différents.»

Terminer sa course

L’histoire de cet être autoritaire et tyrannique, désormais cassé, castré, impuissant, à la déchéance duquel le fils comédien d’âge mûr assiste, Gil Courtemanche l’a portée en lui, sans savoir ou sans se soucier qu’elle soit en quelque sorte dans l’air du temps — Michel Tremblay n’a-t-il pas récemment porté à la scène avec Impératif présent un sujet similaire? «Avant, les gens mouraient vite et n’avaient donc pas le temps de perdre leur aura, avance le romancier en guise d’explication à cette récurrence thématique. Aujourd’hui, il n’est pas rare que les vieux meurent sur vingt, vingt-cinq ans, pendant lesquels leurs proches les voient se dégrader, redevenir des enfants. Voir un homme qu’on a connu orgueilleux, dominateur, se faire essuyer la bouche par sa femme relativise la vision qu’on peut avoir du Père. Quand tu le vois fragile, bébé, alors que tu l’as toujours connu fort, il y a un renversement qui fait de toi le dictateur de ton père.»

Par la voix de son narrateur, Une belle mort établit une opposition entre les manières distinctes qu’ont le père et la mère de porter le poids des ans. En un sens, le héros constate que ses parents présentent deux visages d’un même destin qui sera le sien, puisque personne n’échappe à la vieillesse: «Mon héros préférerait mourir comme sa mère, certes, mais ce sont les deux images indissociables. J’ai pris conscience de l’importance qu’avait ce roman pour moi alors que j’y travaillais à l’été 2003, tandis que je séjournais à Paris et que tous ces vieux mouraient de la canicule, qu’ils mouraient parfois seuls, sans personne pour même réclamer leurs cadavres. On vit avec deux images permanentes de la mort: celle de la dégradation et celle des gens heureux qui meurent d’un arrêt cardiaque. Et on n’arrête pas de penser à cela, surtout à mon âge: on n’arrête pas de se demander comment on va finir. Quand tu regardes les gens installés dans les foyers de l’âge d’or, ces gens qui déclinent lentement et qui le savent, en plus, on ne peut pas faire autrement.»

Mais la proximité émotive d’un pareil sujet, la prégnance de ces préoccupations personnelles ont-elles rendu l’écriture de ce roman plus ardue que celle de fresques historiques telles qu’Un dimanche à la piscine à Kigali ou que Le Danseur de Bamako ? «Non, pour moi, le principe est toujours le même: il s’agit toujours de prendre une somme d’informations connues ou recueillies à droite ou à gauche pour en faire d’autres, plus composites. Personne de mon entourage ne peut se reconnaître dans ce livre. Ce livre est un roman, encore plus que Kigali, en quelque sorte.» 

Toujours impitoyable avec son père, le narrateur lui refuse souvent la mort grandiose à laquelle le vieux aurait pu avoir droit s’il avait été le Commandeur de Dom Juan: il qualifie sa disparition de dérisoire, de ridicule — ce qui est l’antithèse du titre. Mais au fond, une belle mort est-elle possible? «Eh bien, sans trop en dire sur le roman, on peut quand même affirmer que le père ici a une mort douce, qui ressemble à une libération, dévoile Gil Courtemanche. Cette mort-là n’est pas dérisoire, elle est en fait si belle, si douce que d’autres ont envie de le suivre…»

Bibliographie :
Une belle mort, Boréal, 208 p., 22,50 $
Un dimanche à la piscine à Kigali, Boréal Compact, 286 p., 14,95 $

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