François Turcot : Faire revivre le passé

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François Turcot n’a rien d’un dinosaure. Il écrit, enseigne au collégial, excave le passé, reconstruit son monde. Auteur de quatre recueils de poésie parus aux Éditions La Peuplade, récipiendaire du prix Émile-Nelligan 2009 avec Cette maison n’est pas la mienne, Turcot revient avec Mon dinosaure, un recueil dense et sensible sur le père. Exploration dans les coulisses de l’ouvrage.

La figure du père occupe une place majeure dans la littérature québécoise. En quoi vous a-t-elle inspirée ?

Fuyant et souvent indiscernable, le père fascine : il peuple nos fictions, qu’il soit issu des livres, des films ou tout simplement de l’intimité vibrante de nos propres récits, et c’est bien vrai qu’au Québec le père apparaît comme un personnage récurrent, mêlant incompréhensions, doutes et silences creux. En écrivant Mon dinosaure, un livre sur le père donc, une filiation avec un livre important de notre littérature m’est apparue incontournable, Les heures de Fernand Ouellette. À plusieurs reprises, on retrouve en abyme mon Livre d’heures faisant résonner l’œuvre de Ouellette qui « creuse » le processus du deuil de son père, avec un lyrisme troublant et lucide.

 En fait, plusieurs références au père se sont glissées à l’intérieur de Mon dinosaure. Sortons du Québec : de Pierre Peuchmaurd en passant par Göran Tunström, un ouvrage m’a particulièrement accompagné dans l’écriture, Les boutiques de cannelle de Bruno Schulz, qui sont citées d’entrée de jeu au seuil du livre : « À mon dinosaure de père / stationné derrière / les boutiques de cannelle ». Chez Schulz, le père est partout, incarnant mystères, racontars et mensonges… Et puis, au-delà de ce père sur qui repose le livre, il y a l’homme, sa vie que je mets de l’avant, que je trafique et réinvente sous le couvert du poème. Et tout le potentiel biographique et fictif de ce père, cet autre inconnu qui se « construit » pendant la lecture, faisant écho d’une certaine manière aux biographies fictives d’Echenoz, de Schwob, de Michon ou de Cendrars, qui ont marqué et marquent encore mon rapport à l’écriture.

 

Vous bâtissez un personnage – le père –, par bribes, par souvenirs, par regards. Pourquoi ce jeu de miroirs ?

D’abord, je dirais pour sortir de la chronologie, pour m’approcher de sa vie d’homme. Circonscrire une vie est évidemment impossible, tout comme ses histoires qui ne se racontent qu’en parcelles. Il m’a semblé clair, dans ce grand chantier qu’est devenu Mon dinosaure, qu’en répertoriant les histoires de mon père (plus d’une centaine dans le livre), qu’en fragmentant ses souvenirs (des plus ordinaires aux plus extravagants) tout en les cumulant, j’arriverais à « m’approcher » de sa vie. Le livre la décante et la transpose de plusieurs façons : poèmes lyriques, bribes de correspondances, blocs narratifs, prose ou variations libres, versifiées ou pas.

Et puis, pour sortir du pathos, parce que ce n’est pas toujours de nos oignons d’entendre parler du père de l’autre, pour ouvrir la lecture et déjouer les pièges parfois vaseux du rapport père/fils, j’ai joué sur le biographique en insistant sur le caractère à la fois anonyme et quotidien d’un homme qui pourrait être ou ne pas être mon père… J’ai alors pensé Mon dinosaure comme un livre sur le père, pas juste le mien, privilégié un jeu de miroirs dispersant le regard sur ses histoires, pointant dans plusieurs directions, ciblant plusieurs époques, créant des bonds dans le temps. Cela crée aussi par moments je l’espère une alternance de distance et de rapprochement face à cet homme qui pourrait, malgré son caractère inimitable, être un autre.

 

D’où vient cette image du dinosaure ? Celle de la baleine ?

Si le poids des souvenirs du père pèse lourd, la baleine comme le dinosaure m’ont amené à filer des métaphores animales, ici gigantesques, enfantines et démesurées. Le dinosaure dans le livre est à la fois le père lui-même, cet homme d’un autre temps aujourd’hui révolu, que je tente de ré-assembler, et cette figure absente de l’animal plus grand que nature, qui fascine, cet animal évidemment éteint, rayé de la carte, mais qui existe en tant que représentation. Ce qui me ramène aussitôt à la disparition de mon père. Mon dinosaure est alors un projet d’excavations, de fouilles, de recherches, que je raconte dans les Météores et qui se répercute dans les Préhistoires, sorte d’amas de souvenirs qui n’en sont pas, relatant un passé tantôt proche, tantôt lointain, à coups de poèmes.

La baleine, autrement pesante, apparaît dans la dernière partie du livre : sept baleines, sept souvenirs d’eau, ceux des étés d’autrefois, y sont racontés, où mon père, tel un énorme mammifère des bas-fonds, survient incompris échoué sur des rives, dans des chaloupes, sous l’eau ou flottant comme ma mémoire. Je joue alors sur le mot « baleine », le cétacé des profondeurs – autre icône de l’enfance qui fait émerger des images archaïques –, ce père qui me replonge dans ses énigmes, puis sur un autre plan, les « baleines » réfèrent aussi aux lattes amovibles qui raidissent les cols de chemises, sortes de petites languettes en plastique ou en métal, logées dans un boîtier, La boîte à baleines. Deux échelles se télescopent donc :  la baleine minuscule, effacée, celle des chemises de mon père qui me rappelle des souvenirs, et le père-baleine, plus lourd, celui qui navigue dans les creux sombres des eaux de l’enfance.

 

Comme dans Cette maison n’est pas la mienne, on se rapproche de l’archéologie, de l’action de fouiller le passé, de le figer, de le comprendre malgré son caractère flou, incertain. En quoi l’homme-archéologue qui a écrit ce recueil est-il différent de celui qui a rédigé Cette maison n’est pas la mienne ?

S’il est différent, il s’en rapproche c’est sûr : ces deux livres se font écho, de la maison nous passons à un autre « lieu », – le père –, avec son lot de silences et de récits. Une forêt, une maison, un homme : autant de motifs qui me fascinent et qui de livre en livre, servent à investiguer de front ce qui m’habite, d’en faire des plateformes d’écriture proches de l’archéologie familiale. J’aime à ce qu’un livre de poésie, j’évite souvent le mot « recueil » lorsqu’il s’agit des miens, propose une architecture, un ou des filons narratifs, et  cette fouille que je mets de l’avant dans mes livres est rattachée à une sorte de quête d’indices, de collectes, de mise en récits et en poèmes des traces du passé, par des reconstitutions où la ligne entre l’imaginaire et le réel est mince… En fait, c’est une manière de trouver des pistes, des chemins pour questionner la mémoire – la mienne d’abord, puis celle qui par l’écriture est reconduite – en la structurant, en la déplaçant et, surtout, en rappelant qu’elle est toujours incomplète, allusive.

À cet égard, toute l’œuvre de W.G. Sebald, sur qui j’ai longtemps travaillé et qui résonne encore dans ce que je fais, est une excellente leçon de littérature… Alors, comme on peut le voir, je puise à des sources diverses qu’elles soient dans le champ poétique ou non : j’aime à ce que l’écriture ne se contente pas de se camper dans un genre, mais qu’elle s’affranchisse en étant ouverte et perméable à toutes stratégies, qu’on nomme ça poésie, récit, prose ou essai…

 

Vous laissez la parole à votre père dans un passage particulièrement touchant où il aborde le legs inversé que vous lui faites. Sont-ce ses mots, sa voix ou pure fabulation ?

Ce sont mes mots que je lui colle au palais, mes mots qui deviennent aussitôt les siens, qu’il signe Claude Turcot. Est-ce le père qui parle ? Le livre joue constamment sur cette double prise de parole, cette ambiguïté (réelle et fictive, ce qui au final revient au même), car cette parole je la lui redonne et c’est par ce pivot que le père bascule dans les mots de son fils… Ma réponse à votre question revient alors à ceci : cette lettre se situe quelque part entre la fabulation et un trop-plein de réalité.

 

Votre écriture est travaillée, ciselée, sensible. Parlez-nous de votre approche de l’écriture.

Du poème, peu importe sa manifestation, il est toujours repris à nouveau : j’émonde, j’ajoute, je recoupe. Aux aguets, j’amasse, je collige, je façonne. Le travail se fait donc sur le long : autour de chaque livre, beaucoup de notes, de recherches, de lectures, de scripts… Puis plus tard, une fois le livre paru, je repars à zéro, j’évacue les traces des projets passés et je me retrouve dehors, ailleurs, à ouvrir l’oeil et de nouveaux carnets. Entretemps, à la table je « creuse » des motifs et je tente de dépasser l’idée de la métaphore : chacun de mes trois derniers livres (Derrière les forêts, Cette maison n’est pas la mienne, Mon dinosaure) est une manière d’habiter la poésie en ciblant des thèmes spécifiques, des lieux (la forêt, la maison, le père) qui constituent une sorte de cartographie de ce qui m’habite.

 

La couverture est superbe. Quel est votre rapport à l’objet fini ?

Sans titre (E), de la série Interférence de l’artiste Jean-Benoît Pouliot, m’a immédiatement parlé lorsque qu’on me l’a présenté : j’y vois une sorte de carapace, de peau écaillée, rude, proche du dinosaure. La couverture est en effet superbe, de la maquette à la conception des rabats, et je la dois à un travail complice et rigoureux entre la graphiste de l’Atelier Mille Mille et les éditeurs de La Peuplade, des gens soucieux, attentifs. C’est un grand plaisir de publier dans une boîte aussi attentionnée et dynamique, qui accueillent avec une audace sincère les idées éditoriales, les raffinent, suivent leurs auteurs tout en mettant de l’avant des talents d’artistes : Jean-Benoît Pouliot est d’ailleurs reçu en résidence de création cette année, on retrouvera  donc ses œuvres sur les prochains livres de La Peuplade.

 

Quelle est votre perception des libraires ? La nature de votre relation avec eux ?

Longtemps j’ai été moi-même libraire chez Gallimard où j’ai beaucoup appris, et auparavant dans une bouquinerie qui n’existe plus, puis encore avant j’ai travaillé aux « retours » chez un distributeur, dans l’anonymat bétonné de l’entrepôt : ma relation avec les livres, l’édition et le réseau des librairies remonte déjà à loin, il y aurait beaucoup à dire… Chose sûre : dans toute cette grande plateforme ramifiée qu’est l’univers du livre, le libraire, toujours à la première ligne, est celui qui pointe et qui insiste : guetteur, il a la responsabilité de « savoir faire voir », c’est souvent par ses mains que le livre trouve son chemin, par son œil qu’il provoque des rencontres.

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