François Gravel : Madame au foyer

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Dévorer des sandwichs coupés en triangle, faire un « tour de machine » le dimanche après-midi, entendre les Beatles sur un tourne-disque dans un sous-sol « fini » : ah ! l'innocence des années 60, où le monde tournait encore autour de la famille et ne s'arrêtait pas tellement plus loin que le bout de la rue ! Dans Adieu, Betty Crocker, François Gravel poursuit sa douce chronique de la banlieue québécoise et, une fois de plus, fait surgir l'extraordinaire de l'ordinaire.

Certains des livres de cet écrivain, à qui l’on doit la populaire et maintes fois primée série pour la jeunesse « Klonk » et plus d’une dizaine de romans pour adultes, se nourrissent d’une subtile part d’intertextualité. À ce jour, cette manière de cosmogonie littéraire a pour principales étoiles les membres du clan Fillion, avec qui le lecteur a fait connaissance dans Fillion & Frères, puis renoué avec un de ses fils, Marc-André, dans Je ne comprends pas tout. L’œuvre de François Gravel est discrètement érigée tel un éloge à la famille, non pas la sienne mais celle du Québec et, plus particulièrement, celle des années 40 à 60. Dans Adieu, Betty Crocker, il donne la parole à Benoît, un autre des enfants Fillion, mais avoue candidement n’avoir jamais planifié écrire une trilogie : « Pour Adieu, Betty Crocker, je trouvais plus simple de choisir, comme narrateur, un personnage que je connaissais déjà afin de mettre l’accent sur le personnage d’Arlette, qui est le centre du roman. J’écris beaucoup de romans pour la jeunesse et l’un des inconvénients de ce type de livre est que l’histoire va si vite qu’on n’a pas le temps de développer des personnages. C’est pourquoi on a souvent tendance à faire des séries ; elles nous permettent de développer les protagonistes, de les montrer dans des circonstances différentes. Inconsciemment, je tends peut-être à faire la même chose dans mes romans pour adultes. »

Enfant des groupuscules gauchistes des années 70, Benoît est devenu un spécialiste des organisations. La cinquantaine heureuse, il enseigne cette matière et publie des articles sur le sujet, ne changerait pour rien au monde sa femme et ses enfants, possède la santé et un coussin financier. Bref, il y a pire sort que le sien. Il est bien quelque peu bougon et solitaire, mais enfin. Pourtant, un malaise taraude depuis peu Benoît : une sourde angoisse, qui s’est manifestée une première fois manifesté avec la tragédie du World Trade Center, a graduellement pris de l’ampleur à la mort de George Harrison (son idole), à l’annonce du divorce de son frère, puis culminé avec la mort sa tante Arlette. Quoiqu’il ne l’ait plus revue depuis un quart de siècle, la disparition de cette femme qu’il adulait dans sa prime enfance le secoue profondément. C’est à Marc-André qu’Arlette doit le surnom de Betty Crocker. Certes à cause de ses talents culinaires — sa dinde du jour de l’An, dorée à point, sortait tout droit d’un « salon de bronzage », et ses carrés aux Rice Krispies étaient les meilleurs du monde — mais surtout parce qu’elle « avait toujours la même robe, la même coiffure, la même attitude de servante souriante que cet archétype de la ménagère idéale qu’on voyait sur les sacs de farine. »

Nostalgique, Benoît renoue avec ses cousins, Daniel et Sylvie, les enfants qu’Arlette a eus de son cher Marcel, un chauffeur d’autobus Voyageur. Il apprend qu’après la mort accidentelle de son mari, Arlette n’a plus jamais remis les pieds dehors. En d’autres mots, la sœur de sa mère a passé les trente dernières années de sa vie dans la cuisine nickel de son split-level de Beaurivage Gardens, à Boucherville. Comment cette femme qui vivait dans une page du Good Housekeeping a-t-elle pu être heureuse ? François Gravel explique la genèse de ce roman qui se veut le tendre portrait, à la fois drôle et émouvant, d’un personnage pour le moins atypique : « J’étais dans mon auto, écoutant distraitement la radio, lorsque j’ai entendu le témoignage d’une femme qui ressemble un peu à Arlette, c’est-à-dire quelqu’un qui, souffrant d’agoraphobie, n’a jamais, en trente années, quitté sa maison. La femme racontait sa maladie, mais aussi qu’elle avait eu des enfants, qu’ils étaient allés à l’école, etc. J’étais absolument fasciné par cette histoire : comment peut-on rester si longtemps dans sa maison et élever sa famille ? Le jour même où j’ai entendu ce témoignage, j’ai commencé à écrire Adieu, Betty Crocker. »

L’album de photos de famille recèle donc un pan de l’histoire inconnu pour Benoît : Arlette n’était pas la mère « telle qu’on l’illustrait dans les manuels scolaires que les féministes ont jetés au feu en même temps que leur soutien-gorge, dans les années soixante-dix. » Le prototype de la famille idéale, qui n’est autre qu’une micro-entreprise, est en quelque sorte détruit dans son esprit. Pour François Gravel, il paraissait évident que ce personnage, déjà présent dans Fillion & Frères, serait fasciné par le ménage (aux sens propre et figuré) de tante Arlette. A-t-elle aimé ? Fut-elle aimée malgré ce confinement ? Toutes les fois où, petit garçon, Benoît franchissait le seuil du « royaume » d’Arlette, cette cuisine rutilante toute blanche où trônait une imposante table en stratifié rouge, Benoît « avait l’impression de vivre dans une série américaine, ou mieux encore dans une publicité pour une série américaine. » Et voilà que sa réalité n’est que fiction : comment sa tante a-t-elle pu avoir une vie agréable ? Ce sont Daniel et Sylvie, respectivement comptable et esthéticienne, qui détruisent les dernières illusions du narrateur ; malgré les apparences, Arlette avait une vie bien remplie ; entre les radio-romans, les patiences et l’observation des oiseaux, elle s’était construit un réseau de bonnes connaissances (Cécile, la mère de Benoît, en tête) qui l’approvisionnait en matériel de couture, passait chercher des livres à la bibliothèque ou venait bavarder autour d’une tasse de thé. En un mot : Arlette n’était pas seule. Elle avait une mémoire d’éléphant et était plus au courant de l’actualité que bien des gens. De plus, comme le lui démontrera Daniel, Arlette était loin d’astiquer sa cuisine à longueur de journée : les graines dans les tiroirs sont là pour le prouver.

« Dans un sens, Arlette est la mère idéale, celle dont tout le monde rêve, et ce quoiqu’elle soit malade. Je crois qu’elle représente une fantasme universel. À l’âge de six, sept ou huit ans, on est tous allés chez une tante ou une voisine qu’on aurait aimé avoir comme mère. Ce qui est fascinant chez cette femme, du point de vue du petit garçon mais aussi de celui qui a vieilli, c’est qu’elle est toujours à la maison, là où une mère devrait être dans l’esprit d’un enfant : disponible, aimante, pas chialeuse et, de plus, cousant des costumes des Beatles pour son fils ! Arlette est une mère fantasmatique comme il peut y avoir des femmes fantasmatiques dans les romans de sexe. En un sens, Adieu, Betty Crocker est le pendant féminin de Fillion & Frères qui, quant à lui, se veut un hommage aux hommes silencieux des année 40 et 50, qui ne parlaient pas et avaient tant de mal à communiquer. »

Professeur d’économie au collège, François Gravel écrit des livres comme il en parle : beaucoup, passionnément, mais sans le un « peu ». Aussi régulier qu’un métronome, l’auteur publie annuellement un livre adressé à ses jeunes lecteurs, alors que ses récits pour le lectorat adulte suivent plutôt un rythme bisannuel. Il avoue en riant avoir des idées pour les « 150 prochaines années » et glisse avec joie vers sa prochaine œuvre, à paraître dans deux ans (!) et qu’il qualifie de « résolument contemporaine et sans aucune touche de nostalgie » : « C’est une comédie policière, avec une histoire d’amour très importante bien sûr, qui se passera dans l’univers absolument épouvantable des centres commerciaux. C’est une histoire d’amitié entre trois bonshommes retraités qui se rencontrent à cet endroit. Un livre sur l’ennui, en quelque sorte. »

Un sentiment que tante Arlette n’a, en somme, que très peu connu. « She loves You yeah yeah yeah… »

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