France Daigle : Le poids des mots

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Le Prix du Gouverneur général récompense France Daigle et dix années de travail acharné. L’écrivaine acadienne revient sur l’échafaudage de Pour sûr, gratte-ciel romanesque où se coudoient quotidienneté et vie de l’esprit.

Le seul poids du bouquin de quelque 700 pages, propre à accabler nos frêles mains de lecteur atrophiées par la fréquentation de minuscules plaquettes, place d’emblée Pour sûr dans une catégorie à part, non loin de la rangée des dictionnaires. Livre atypique, gargantuesque, presque intimidant et indéniablement en porte-à-faux avec son époque sur laquelle règne le roman intimiste léger comme une plume, Pour sûr est un livre lourd, au propre comme au figuré. Lourd des dix années qu’y a consacrées son auteure (que l’on qualifiera d’orfèvre ou de maniaque, c’est selon), lourd de ce chiac pour une rare fois couché sur la page, lourd d’une vision pour le moins ambitieuse du rôle du roman. Que le bar dans lequel se rejoignent les personnages de Pour sûr s’appelle Le Babar, du nom de l’éléphant chouchou des enfants, n’est sans doute pas dénué de signification.

Lorsqu’on lui demande si les lettres canadiennes gagneraient à ce que ses figures de proue embrassent large plus souvent, France Daigle témoigne : « J’ai trouvé beaucoup de vérité dans cette citation d’Italo Calvino placée en exergue du chapitre 3… « La littérature ne peut vivre que si on lui assigne des objectifs démesurés, voire impossibles à atteindre. Il faut que les poètes et écrivains se lancent dans des entreprises que nul ne saurait imaginer, si l’on veut que la littérature continue de remplir sa fonction », écrit-il. Il faut se donner des projets un peu fous. Il faut dépasser la vision commune du roman pour marquer le territoire avec nos livres. C’est pour cette raison que je me suis permis d’embarquer dans cette œuvre démesurée. »

Projet un peu fou; les mots sont faibles pour décrire cette fascinante architecture romanesque qui ne saurait être réduite au rang d’ovni littéraire, malgré son caractère souverainement unique. Succession de 1 728 fragments, Pour sûr plonge son lecteur dans un incessant zapping entre le récit somme toute traditionnel de la vie d’une galerie de Néo-Brunswickois (des scènes de librairie, des scènes de bar, des scènes du quotidien) et une ribambelle d’informations d’intérêt divers (parmi les choses inusitées qui se dressent sur le chemin défriché par Daigle : une liste des noms des équipes de la ligue de hockey senior de la vallée de Memramcook, des haïkus, des questions de sondage, des proverbes, des équations). Une rencontre entre le roman réaliste et des expériences de cousinage oulipien où le lecteur peut butiner à loisir, en escamotant ce qui l’ennuie pour aller goûter sans discontinuer à ce qui le captive le plus. « Il y a des gens qui me disent qu’ils ont trouvé l’histoire de Terry et Carmen correcte, mais qui ont plus aimé les digressions. D’autres sautent certaines affaires pour retourner rapidement à l’histoire. Il y a différentes lectures possibles », se réjouit l’Acadienne.

Placé sous le patronage du chiffre 12 (le chiffre de la sérénité multiplié trois fois par lui-même : 12 X 12 X 12 = 1 728, comme dans 1 728 fragments), Pour sûr appartient à cette catégorie de romans de la contrainte que la virtuosité – et l’opiniâtreté, dirions-nous – de leur auteur élève au-dessus du simple statut d’intriguant livre-gadget. Dites-nous, madame Daigle, pourquoi avez-vous besoin de contraintes? « Juste comme ça, si on me lançait : « OK, écris un roman », je ne saurais pas ce que j’ai à dire, avoue-t-elle candidement. Qu’est-ce que je raconterais? Quand je me donne une sorte de défi, là, je peux commencer à remplir l’espace. C’est un peu étrange, mais c’est comme ça. »

Bien qu’elle soit, avec Pour sûr, une des premières à écrire le chiac, France Daigle ne se réclame pas du titre de défenderesse de cette langue célébrée par les uns et dédaignée par d’autres : « J’ai seulement voulu montrer le chiac, plaide-t-elle, en insistant sur le verbe montrer. Je me demandais comment les gens allaient réagir en voyant les mots. Finalement, il y en a certains que ça dérange et d’autres qui s’exclament [elle surjoue son accent] : « Ben oui, c’est juste de même qu’on dirait ça. » Le chiac, c’est une réalité, ce n’est pas utile de la nier ou de la cacher. »

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