Andrée A. Michaud : céder à l’enchantement

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Loin de la ville, une femme s'est trouvé un havre de paix dans un coin de campagne où vivent des personnages pittoresques. Pour tromper l'ennui, elle a une liaison avec Hank, cet homme étrange à la légère claudication, l'un des acteurs principaux du mystère insondable qui se tisse aux Bois noirs… Malgré ces prémisses, l'extraordinaire cinquième roman d'Andrée A. Michaud a moins à voir avec le genre policier qu'avec la quête d'une romancière préoccupée par le rapport entre les êtres et le monde. Rencontre avec une styliste de tout premier plan, enchanteresse à l'écriture somptueuse.

Le ravissement est un livre tout en contraste. Alors que le décor initial ressemble à un tableau impressionniste baigné de lumière, plus on avance dans l’intrigue, plus on plonge dans les ténèbres…

À l’origine, j’avais prévu écrire un roman sur le bonheur et ma vision du bonheur a très peu de liens avec la ville. D’où le choix de ce coin de campagne, de ce décor estival lumineux, peuplé d’animaux et d’êtres apparemment inoffensifs. Comme le bonheur est une idée à laquelle, à l’évidence, je ne crois pas, du moins pas comme à un état qui pourrait s’inscrire dans la durée, je me suis vite rendu compte qu’il serait très difficile d’en parler et de rendre la chose crédible. L’univers du roman a donc rapidement basculé dans cette dimension sombre. Marie, Mary ou Marnie, l’héroïne et première narratrice, est un personnage en quête d’un bonheur impossible et qui se fuit elle-même, qui fuit un passé dont nous ne savons somme toute que peu de choses.

Le verbe ravir a deux sens : charmer et enlever. On devine que vous avez choisi le titre du roman avec cette double signification à l’esprit…

Effectivement. Cette double signification englobe deux des principaux aspects du roman. D’abord, mes narrateurs – Marie, dans la première partie, puis Harry, dans la seconde – tombent complètement sous le charme d’un lieu et de ses habitants. Et, parallèlement, il y a l’enlèvement des deux fillettes dans lequel les narrateurs, après avoir succombé aux charmes du lieu, se retrouvent impliqués. Nous sommes donc en présence de deux formes de ravissement différentes, mais aussi menaçantes l’une que l’autre.

Peut-on dire des Bois noirs qu’il s’agit d’un lieu hanté, voire « maléfique » dans son essence même, ou n’est-ce pas plutôt les gens qui y ont habité qui ont laissé des traces ?

Il y a plus d’une interprétation possible. Ce lieu peut effectivement être hanté, de même que les gens qui y habitent peuvent être la cause du sortilège qui plane sur l’endroit. Mais tout cela peut également se dérouler exclusivement dans l’esprit de mes narrateurs. Comme d’habitude dans mes romans, je laisse au lecteur le choix de déterminer si cela se passe dans l’imagination des personnages ou non. Il existe des lieux qui recèlent une puissance telle qu’ils produisent un effet similaire sur toutes les personnes qui vont y séjourner. J’ai la conviction qu’il y a des endroits qui, sans qu’on puisse les qualifier de magiques, ont une force d’attraction si puissante qu’ils ne peuvent nous laisser indifférents. Tout dépendant de notre sensibilité personnelle envers les choses et les objets qui nous entourent, on va réagir plus ou moins fortement à l’influence que peuvent exercer ces lieux.

Le rapport entre les gens, les choses, le décor et le temps est à mon sens un thème fondamental dans votre œuvre. Pourquoi cet intérêt soutenu ?

Oui, ce rapport m’intéresse et pourtant je ne crois pas qu’il s’agisse d’un choix délibéré. Ce thème revient dans tous mes romans car je pense que tout ce qui nous entoure – et pas seulement les objets, mais les gens, le climat également –, tous ces éléments conjugués ont une influence sur notre façon d’être, sur nos actions et sur la façon dont nous allons réagir devant telle ou telle situation.

Le ravissement est un roman hybride, qui flirte avec le fantastique, mais dont la forme se rapproche également du polar. Pourtant, vous vous défendez bien d’avoir écrit un roman policier…

En effet, je ne crois pas qu’il s’agisse d’un polar pur et dur. En même temps, comme j’aime l’univers du polar, je tenais à donner au roman une dimension qui se rapproche de ce genre littéraire. C’est pourquoi j’y ai introduit Harry, le détective, dont l’enquête n’a en fait rien d’orthodoxe, car je ne voulais pas en faire un polar dans la plus pure tradition, où les règles sont clairement établies et où le lecteur s’attend à se retrouver en terrain connu, du moins en ce qui a trait au type de récit mis en place.

En tous cas, Le ravissement apparaît comme le plus sombre de vos romans. Avec ses accents gothiques, on peut le qualifier, sinon de polar, du moins de roman noir…

Je suis plus ou moins d’accord. Comme le polar, le roman noir et le roman gothique sont des formes littéraires régies par des définitions et des règles très précises. À la limite, Le ravissement peut être considéré comme un roman noir, mais je persiste à croire qu’Alias Charlie l’était davantage. Charlie plongeait aussi dans un univers de folie, mais sa démence n’avait rien à voir avec le maléfice qui semble toucher les personnages du Ravissement. La noirceur d’un roman peut-elle être déterminée par le fait que les personnages sont conscients ou pas des crimes qu’ils commettent ? Je ne sais pas trop. Néanmoins, je crois que le terme « fataliste », s’il fallait poser une étiquette sur Le ravissement, conviendrait mieux que « noir ».

Les deux parties de votre roman [sont] comme l’envers et l’endroit d’une même histoire, l’objet et sa réflexion. Ce motif du dédoublement par le biais de surfaces réfléchissantes (miroir, photo, tableau, récit dans le récit) est récurrent dans votre œuvre, non ?

Je le fais de façon inconsciente et probablement parce que je crois qu’il n’y a pas qu’une seule vérité, que les différents angles selon lesquels on envisage une situation sont aussi valables les uns que les autres. Lorsque j’ai commencé l’écriture du Ravissement, je ne savais pas qu’il y aurait un deuxième narrateur. Avec le temps, au fur et à mesure que j’écrivais, je me suis rendu compte de sa nécessité. Dans ma logique personnelle, la seule façon de l’introduire dans l’histoire était d’en faire une espèce de double de Marie, un double masculin qui verrait les choses différemment mais qui aurait à faire face aux mêmes événements, aux mêmes personnages et aux mêmes situations.

Dans vos précédents romans, vous privilégiiez cette même manière de raconter, avec des effets miroirs entre deux récits concurrents. C’est à croire que vous n’avez aucun intérêt pour les histoires simples !

Ce n’est pas ce je n’ai pas d’intérêt pour elles, je me rends tout simplement compte que c’est moi qui ne suis pas simple ! (rires). Certains choix s’imposent d’eux-mêmes, naturellement, et je n’ai jamais cherché à contrarier ma nature, si complexe soit-elle. Je tente de demeurer fidèle à ma logique, à ma façon de voir les choses. Toutefois, je ne me suis jamais donné pour but de complexifier une intrigue pour le seul plaisir de le faire. J’hésite à reprendre la formule de l’œuvre ouverte, qui est devenue un lieu commun – vous savez, je n’écris pas avec l’intention d’illustrer une quelconque théorie littéraire – mais je pense qu’un lecteur intelligent peut lui-même forger sa propre histoire avec les éléments qui lui sont fournis par l’auteur. Je suis contre cette idée selon laquelle le lecteur est passif. Pour moi, la lecture est une occupation active où le lecteur reconstitue à sa manière les personnages et les lieux, mais où il peut aussi avoir l’opportunité de combler certains non-dits à sa manière.

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Le ravissement, Andrée A. Michaud, L’instant même

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