C’est la dernière journée du printemps et pourtant, rien de ce temps froid et pluvieux ne laisse percer une quelconque lueur d’espoir estival. Ça ne m’incommode pas trop. Derrière la brume, l’île d’Orléans revêt une aura de mystère et les couleurs ternes, dont ce jeudi gris affuble les petites maisons pittoresques, me plongent dans un décor intemporel absolument envoûtant. Mon imagination d’auteure s’emballe.

Du fond des haut-parleurs de ma voiture, Eminem m’intime de me perdre dans le moment et c’est exactement ce que je fais en le faisant taire. Plus que quelques kilomètres me séparent de la maison de Lyne Vanier. Celle que j’ai rencontrée pour la première fois au Salon international du livre de Québec il y a à peine quelques semaines m’a donné rendez-vous dans sa demeure à 13 h. Comme d’habitude, je suis plutôt d’avance et je roule donc lentement en me laissant imprégner du décor enchanteur de l’île.

« Tu verras, la maison n’est pas visible de la route », m’a-t-elle écrit.

J’emprunte un chemin sinueux, incertaine d’être au bon endroit et j’en atteins finalement l’extrémité. L’endroit qui se dévoile à mes yeux me laisse sans mots. Je reste immobile un moment, comme pour assimiler la splendeur de la vieille maison, séant fièrement au cœur d’un océan de verdure.

Lyne sort et m’accueille, malgré le ciel qui se déverse doucement. Son sourire contagieux est le même que celui qui m’a charmée lors de notre première rencontre, un sourire qui donne l’impression de la connaître depuis toujours. Ordinateur en main, je m’approche un peu timidement de l’entrée.

« Viens, entre! » m’invite-t-elle affablement.

Je suis soufflée par la beauté ancestrale de sa demeure du XVIIe siècle.

« Tu sais, quand j’étais petite, me confie Lyne d’entrée de jeu, j’ai toujours dit qu’un jour, j’aurais une vieille maison à l’île d’Orléans avec des murs en pierre et du bois au plafond. J’habite ici depuis trente ans, maintenant. »

Je la sens fière de son chez-elle. Avec raison. Je jette un œil avide au décor de sa maison de rêve et je peux très bien m’imaginer écrire ici, puiser dans d’intarissables réserves d’inspiration, comme si ce lieu historique pouvait alimenter mes propres histoires de son vécu quasi éternel.

Lyne me fait faire le tour du proprio. Nos pas nous guident au deuxième étage, où elle me désigne la charpente robuste.

« Tout est d’origine ! m’explique-t-elle. Regarde, juste là, où les poutres se croisent. C’est une croix de Saint-André. Des étudiants en architecture sont venus prendre des photos ici quand ils ont su qu’on avait ça, il paraît que c’est très impressionnant! » se souvient-elle en riant.

Elle me pointe son bureau, installé dans un coin de l’ancienne chambre de Vincent, son deuxième garçon d’aujourd’hui 27 ans. Une petite lucarne donne sur le chemin devant la maison. Plus bas, quelques chevaux galopent. Oui, décidément, je me verrais bien, ici.

« Mes garçons viennent souvent passer du temps à la maison avec leurs blondes, c’est pour ça que je ne me résigne pas à transformer leurs chambres, à sortir les lits. Mais un jour, j’aimerais métamorphoser une pièce en bibliothèque », dévoile-t-elle en pointant les murs de la chambre.

Dans ma tête, je la vois très clairement, cette véritable pièce aux trésors, garnie d’étagères de livres bien remplies. Nous reparlerons d’ailleurs plus tard de notre amour commun des bibliothèques et des librairies, qui sont ses attractions favorites chaque fois qu’elle voyage.

Avec Lyne, la discussion coule autant que la première fois. On jase de tout et de rien et moi qui avais noté toute une panoplie de sujets à aborder, j’en oublie rapidement l’objectif premier de ma visite. Elle me parle de son conjoint et de Sébastien, Vincent et Louis-Philippe, ses garçons d’environ mon âge, ses quatre plus grands fans. C’est d’ailleurs Louis-Philippe, son aîné, qui a su faire jaillir en elle cette étincelle, cette envie de devenir auteure. C’est lui qui, après avoir lu une histoire écrite par sa mère, l’a encouragée à l’envoyer à une maison d’édition en lui assurant que c’était aussi bon que les livres que son enseignante lui faisait découvrir à l’école.

Aujourd’hui, ses fils sont ses premiers et plus enthousiastes lecteurs. Ses plus critiques aussi. Ils prennent leur rôle de juges très au sérieux et ne manqueront pas de lui souligner les passages qu’il lui faut impérativement modifier.

« Ils vont me dire : “Ça, ça marche pas, Mom! Ça se passerait jamais comme ça dans la vraie vie!” »

Et son conjoint?

« Lui, il aime les versions papier. Il lit tous mes livres, mais une fois imprimés, alors il sait qu’il n’a pas intérêt à me dire que ça ne marche pas, rendu là! » lance-t-elle en éclatant de rire.

Alors que, les yeux pétillants, elle me présente les hommes de sa vie, dont de multiples photos siègent sur le vieux piano droit au fond du salon, elle m’avoue qu’elle a souvent parlé de moi à ses garçons alors qu’ils étaient enfants et que je publiais ma toute première série, « Au-delà de l’univers ». Cette révélation me surprend et me gêne presque : je n’avais aucune idée que cette sympathique auteure connaissait mon propre parcours d’écrivaine.

« Es-tu plutôt tisane ou thé? J’ai un délicieux thé vert à la mangue, si tu veux », propose-t-elle, un éclair de connivence dans le regard.

J’accepte volontiers. Près de la fenêtre de la cuisine, une sublime radio antique, tout droit sortie d’un film d’époque, diffuse une musique d’ambiance.

« C’est une fausse, admet Lyne, qui a suivi mon regard, l’air espiègle. C’est une radio moderne, c’est juste un look. T’imagines, une radio d’aujourd’hui, en métal, dans ce décor ancestral? »

La confidence rompt un peu le charme, mais l’illusion n’en est pas moins parfaite. Je ris avec elle.

Tandis que nous dégustons nos boissons chaudes, la main plongée dans un panier de fraises de l’île, Lyne et moi discutons de ses deux métiers.

« Au tout début, quand j’ai commencé à écrire, j’imaginais des histoires fantaisistes qui me permettaient de sortir un peu de mon quotidien de psychiatre, mais avec le temps… ça m’a rattrapé », récapitule-t-elle en souriant, les yeux tournés vers son passé.

Bien évidemment, jamais Lyne ne fera de référence directe à un cas précis dans un roman, mais aujourd’hui, ses écrits sont tous teintés de psychologie, de patients qu’elle a côtoyés et qui l’ont influencée à leur façon. Je ne peux m’empêcher de penser au Mathieu de son poignant premier roman pour adultes, La mémoire du sable, que j’ai dévoré il y a quelques semaines à peine. L’histoire est celle d’un ex-combattant de 25 ans, indélébilement marqué par de profondes cicatrices laissées par ses missions au cœur du désert. Lyne me précise qu’elle travaille aujourd’hui à la base militaire de Valcartier, auprès de combattants transformés par les horreurs de la guerre. Son rôle à elle : diagnostiquer les syndromes de choc post-traumatique. Elle m’explique qu’une fois que le diagnostic est posé, un traitement est proposé, mais souvent les militaires touchés par un trouble de stress post-traumatique finissent par quitter l’armée. Elle les perd, puisqu’ils poursuivent leur suivi psychiatrique à l’externe avec quelqu’un d’autre.

« Écrire ce roman a été thérapeutique, en quelque sorte, livre-t-elle doucement. Tu sais, mes patients, je ne connais jamais la fin de leur histoire, une fois qu’ils quittent la base militaire. J’avais besoin d’écrire une histoire qui se concluait, pour une fois. »

Ça nous amène à parler de ces chapitres éprouvants à écrire, ceux qui nous tirent des larmes du premier jet à la dernière relecture et qui nous hantent toujours un peu après.

« C’est drôle, hein? C’est une histoire qu’on écrit, on sait ce qui va arriver, mais on se laisse quand même happer. Je m’attache tellement à mes personnages! »

Je la comprends. Ça me replonge d’ailleurs au moment de l’écriture de mon dernier pour adultes, Des papillons pis des fins du monde, où j’ai moi-même dû m’isoler pendant une journée complète après avoir écrit un chapitre triste qui m’a chamboulée à un point que je n’aurais même pas imaginé. Surprenant, combien on peut se lier à des gens imaginaires qui vivent dans notre propre tête…

« C’est comme ça quand je lis aussi. Je préfère nettement lire de gros livres. Quand j’aime un personnage, je ne veux pas le laisser partir après quelques pages. Les petits livres se lisent trop vite et après, c’est dur », confie-t-elle en riant.

Comme pour nous interrompre, un intrus moustachu fait son apparition plus loin, dans le coin lecture; c’est Django, le bengal. De prime abord, il n’a pas grand-chose du justicier meurtrier de Tarantino, mais Lyne m’assure qu’il est farouche. Ne le câline surtout pas qui le veut bien! Django choisit lui-même ses moments de gratouilles, n’en déplaise à ses humains. D’ailleurs, tel que l’affirme le coussin sur lequel le félin tacheté passe ses nuits, « Dogs have owners, cats have staff ». Lyne et moi méditons quelques instants sur la sagesse de cette affirmation, avant de reprendre notre conversation.

Elle me confie être une lectrice aussi avide qu’omnivore. Elle lit tous les jours, apprécie tous les styles et redécouvre régulièrement des livres qu’elle a déjà épluchés.

« C’est peut-être parce que j’ai la tête surchargée d’histoires, avoue-t-elle dans un éclat de rire. Je lis tellement qu’au fil des années, les histoires finissent par s’entremêler, alors quand je ressors un livre qui prenait la poussière, j’ai autant de plaisir que la première fois! D’une certaine façon, je crois que je lis souvent plus pour l’amour des jolis mots et des tournures de phrases inattendues. »

Elle me parle de ses auteurs favoris, en provenance des quatre coins de la planète, de David Goudreault à Fred Vargas, en passant par Isabel Allende, sans oublier Yasmina Khadra, président d’honneur du dernier Salon international du livre de Québec, avec qui elle a eu la chance d’échanger alors qu’elle était elle-même invitée d’honneur. Elle se souvient d’ailleurs d’avoir été très émue de ce titre, auquel elle ne s’attendait pas du tout.

Lyne se remémore une rencontre particulièrement marquante qu’elle a eue avec une lectrice adolescente lors d’un salon du livre, qui lui a avoué que son roman French Kiss ou l’amour au plurielles avait été significatif pour elle, en l’aidant à sortir du placard vis-à-vis de ses parents.

Nous sommes toutes les deux d’accord : le métier d’écrivain en est un solitaire et les salons du livre sont l’occasion d’enfin obtenir une rétroaction de la part de ceux pour qui nous écrivons.

« Je ne sais pas pour toi, mais moi, quand j’écris un roman, je deviens tellement absorbée par mon histoire que toute tâche qui n’est pas de l’écriture me dérange. Mon conjoint doit prendre le relais de la cuisine, sinon, je pourrais m’isoler et survivre avec des boîtes de sardines pendant des jours pour gagner du temps! »

Ce sentiment pressant, cette urgence d’écrire, je connais bien. Quand j’atteins cet état, que je me retrouve « dans la zone », comme j’aime l’appeler, je ne veux rien faire d’autre, moi non plus. Écrire n’est pas toujours facile, ça peut même devenir franchement désagréable lorsque rien ne fonctionne, mais cet état de grâce, de passion pure, est précisément ce qui en fait le plus beau métier du monde à mes yeux.

La pluie martèle doucement la fenêtre au rythme de nos confidences. Je me sens un peu comme dans un cocon, au cœur de cette magnifique maison qui a sûrement tout vu. Je consulte l’heure sur mon téléphone, qui me ramène cruellement à l’époque d’aujourd’hui et le charme est rompu : l’après-midi est presque écoulé! Ne voulant pas abuser de son temps, surtout en sachant qu’elle est en pleine période d’écriture pour un prochain projet, je la remercie sincèrement pour sa disponibilité (et son délicieux thé vert à la mangue, à la hauteur de ses éloges).

« Si tu veux, pour rentrer, emprunte la route du Mitan. Tu vas voir, il n’y a aucun pylône, aucun fil électrique. On se croirait à une autre époque! »

Lyne m’embrasse chaleureusement et je quitte l’inspirante demeure, la tête remplie de notre conversation qui résonne encore. Au bout de la route du Mitan, les pylônes rejaillissent. Du fond des haut-parleurs de ma voiture, Eminem m’a attendue. Mon incursion hors du temps est terminée et je n’ai maintenant qu’une envie : la coucher sur papier sitôt à la maison, pour la figer dans le temps à tout jamais.

Elle a fait son entrée en littérature grâce au succès phénoménal de sa série jeunesse « Au-delà de l’univers » (Trécarré) alors qu’elle n’avait que 10 ans lors de la parution du premier tome. Puis, elle a poursuivi sur le chemin de l’écriture en publiant Des papillons pis de la gravité, Des papillons pis du grand cinéma et Des papillons pis des fins du monde (Libre Expression), une série qui met en scène Frédégonde, une adolescente qui rêve d’amour, un personnage attachant, authentique et drôle. Sa série « Troisième étoile » (La Bagnole), dont le troisième tome paraîtra en septembre, raconte l’histoire de Sonia qui, après avoir grandi à Los Angeles, doit déménager au Québec à son grand dam. Aussi, dans « Trucs de peur », dont le deuxième tome vient de paraître (La Bagnole), deux demi-soeurs qui ne s’apprécient guère devront s’unir pour vaincre leurs peurs. Alexandra Larochelle est une jeune auteure prolifique, à l’humour mordant, qui possède un talent indéniable pour raconter des histoires, qui charme autant les adultes que les jeunes. [AM]

Photos : © Alexandra Larochelle
Photo d’Alexandra Larochelle : © Michel Paquet

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