Abla Farhoud : À faire fondre les cœurs

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Au grand soleil cachez vos filles. N’est-ce pas que c’est un magnifique titre de roman?! On m’aurait fait jouer aux devinettes que j’aurais su qu’il provenait de l’irremplaçable Abla Farhoud, une des âmes fidèles du quartier Outremont à Montréal, où je l’ai rencontrée, dans la blancheur d’un hiver qui s’éternisait, assez loin du grand soleil…

Mais la voir et l’entendre, comme la lire d’ailleurs, c’est embrasser à pleine bouche les mystères et l’exotisme chaud des contrées arabes, comme son Liban natal, où se déroule l’essentiel de son dernier-né, un roman qui fera fondre votre cœur, si vous vous y abandonnez avec l’ouverture et la curiosité qu’il interpelle, d’abord parce qu’il peut faire sursauter par moment, entre autres sur des questions de condition féminine peu réjouissantes, hélas, puis sur « l’ailleurs », celui qui exalte ceux qui s’y aventurent et les ébranle. L’ailleurs sans demi-ton donc, total et entier : envoûtant au premier abord, puis, à bien y penser, triste à mourir aussi.

Mais avant, revenons à ce titre. « Ah! Vous l’aimez, hein! », remarque une Abla Farhoud ravie. « Il m’est venu tout de suite, celui-ci. Parfois, vous savez, on cherche longtemps, puis, l’éditeur décide un peu pour nous, mais là, je vous assure, il s’est comme imposé », note-t-elle de sa voix un brin chantante derrière laquelle émergent quelques accents arabes. C’est craquant, bien sûr.

Parce qu’on vient de loin
Puis, dans Au grand soleil cachez vos filles, j’y vois un avertissement à l’adresse des parents. Dans ce roman de l’auteure du Fou d’Omar ou du Bonheur a la queue glissante, il s’est imposé, si juste, pour envelopper l’histoire de cette famille libanaise installée au Québec et qui retourne plus tard vivre dans son pays d’origine. Un retour qui ne se fait pas sans choc culturel, alors que tous s’étaient habitués à autre chose, à une liberté nord-américaine. Imaginez surtout le fracas pour une jeune femme, une comédienne comme cette Ikram de l’histoire d’Abla Farhoud qui caresse le rêve de jouer et de briller sous les feux de la rampe, à Montréal comme au Liban, coûte que coûte :

« Mon père et ma mère sont coincés tout autantque moi. Ils ont fabriqué un monstre qui a besoinde la scène pour s’exprimer et pour exister. Tant pis,ils n’avaient qu’à m’en empêcher quand j’étais petite,ç’aurait été plus facile de m’en abstenir. Je me suisconstruite autour de ce talent qui est devenu ma passion, puis ma vie. Tant pis pour eux. Dans mon cœuret dans mon esprit, il n’y a pas une règle pour là-baset une autre pour ici. J’aime cet art et ce métier, je lepratiquerai envers et contre tous », lit-on à travers la narration de l’actrice soudainement confrontée aux réalités du Liban.

« Mais bien sûr que je me suis fait regarder de travers parce que je jouais à la télé », affirme Abla Farhoud qui, comédienne dès l’âge de 17 ans, a joué principalement à la télévision de Radio-Canada avant de devenir auteure à temps plein en 1990, d’abord pour le théâtre, en signant douze pièces, dont Les Filles du 5-10-15¢, Jeux de patience et Les rues de l’alligator. « Avant d’écrire, je disais les choses en les interprétant, là, je les crée, je les écris. C’est ça mon action à moi et je suis profondément féministe. Je remarque que, encore, eh oui, la société nous gruge quand on est une femme, surtout quand on s’exprime. Il faut être très forte, car la société a tout contre nous et je constate que c’est encore pire ailleurs. »

La débandade
Ailleurs, comme au Liban où est née l’écrivaine en 1945 avant d’immigrer au Canada avec ses parents en 1951… et de retourner vivre avec lasmala dans son pays d’origine en 1965! « Les six premiers mois là-bas étaient pourtant extraordinaires », se souvient Abla Farhoud qui l’exprime par la voix d’Ikram toujours, au début de sa lune de miel avec le pays du Grand Soleil : « Oui, je viens d’un pays que j’ai tant aimé, mais où tout était plus froid, plus incertain, un pays où l’on se questionne, un pays où la vie ne glisse pas toute douce sous le grand soleil; elle est compacte et dure, la vie. Là-bas, toujours des questions : pourquoi? comment? Ici, rien n’est pareil, ici, les fleurs n’ont pas besoin de soins exagérés, elles poussent heureuses. »

« Et après cette vision du paradis, pour moi là-bas, plus jeune, ça a été la débandade, poursuit l’auteure. En me relisant, j’ai pleuré parfois parce que, oui, c’est beau de se rappeler d’où l’on vient, mais ça a laissé des traces, des souvenirs plus douloureux. »

Pour mettre en relief ses propos et réflexions, dans cette fiction sans pareille, Farhoud a emprunté le même ton singulier, à la fois drôle, épicé et sans ambages que celui de son précédent opus, Toutes celles que j’étais, récit paru en 2015 dans lequel la fille d’un commerçant immigré du Liban revisite à travers anecdotes fictives ou réelles sa venue en sol canadien.

Deux mondes
Et entre le Liban et ici, il y a un monde… Ça transparaît d’ailleurs dans les propos de cette splendide et attachante Ikram, mais aussi auprès des Youssef, Faïzah et Adib qui s’expriment à travers la narration et les dialogues, en alternance, formant une sorte de courtepointe habilement menée par l’écrivaine-dentellière qui ne perd jamais le fil de sa solide structure. « Quand je l’ai enfin trouvée, ça m’a enlevé un poids énorme parce que bien que ce soit un texte assez personnel, ce n’est pas Abla qui parle… »

Le dernier voyage au Liban de l’auteure remonte à 1992 alors qu’elle avait obtenu une bourse d’écriture du Festival des Francophonies. « J’ai été invitée à y écrire pendant trois mois, sur le sujet du retour au pays de l’enfance. C’était la dernière fois… Ce sera la dernière fois. C’était épouvantable. Un pays qui a vécu la guerre si longtemps… c’est horrible. Mais je n’y suis plus attachée. Bien sûr, il y a des choses que j’aime là-bas, mais ce n’est plus mon pays. Il est en moi tout de même, ça, je ne pourrai jamais le nier. D’ailleurs, en me relisant, je trouve que j’écris comme une Arabe, c’est dans le rythme peut-être, dans la manière dont je pense les mots », déclare-t-elle en riant. Et ça, elle l’observe même à mille lieues de son pays d’origine, de l’appartement outremontais qu’elle habite depuis quarante ans et duquel elle observe parfois la neige tomber. La neige. Encore et encore. Ça ne finit donc jamais. La blancheur, les saisons, la liberté… On en parle ensemble avant de se quitter. Elle qui a vécu « l’ailleurs », elle les savoure et elle en a bien besoin pour écrire et vivre. Libre.

Photo : © Mathieu Rivard

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