Lu dans une cinquantaine de langues et honoré de plusieurs prix, Yasmina Khadra continue à travers ses romans à œuvrer pour une humanité pacifique et unie. Après, entre autres, Les hirondelles de Kaboul, L’attentat, Ce que le jour doit à la nuit et Khalil, il fait paraître L’outrage fait à Sarah Ikker, un polar aux dimensions plurielles. Car sous l’enquête, grenouille parfois ce que l’on n’ose pas même s’avouer à soi-même. 

Driss et Sarah Ikker, mari et femme, vivent des jours heureux à Tanger quand un drame vient ravir leur paix enviable. Qui a osé s’en prendre à Sarah? Jusqu’au bout, son époux tentera de connaître la vérité qui se situe au final bien loin du point de départ. À la fois chronique d’un pays sous la tutelle de l’argent et de la violence — qui aurait d’ailleurs très bien pu se passer chez nous ou ailleurs —, roman policier redoutable qui nous prend dans ses rets et récit bien tourné des hauts et des bas d’une vie conjugale, L’outrage fait à Sarah Ikker nous a aussi donné l’occasion de rencontrer Yasmina Khadra lors de sa présidence au dernier Salon international du livre de Québec.

En écrivant, Khadra, peut-être plus que tout autre, ne fait pas que des livres, il pose un geste politique, il amorce un mouvement dans l’espace de réflexion. L’écrivain fait sa part pour créer des liens, proposer un large spectre de personnages qui nous feront voir sous différents angles les facettes d’un même prisme. « L’écrivain aussi prévoit quelque chose pour la société. Et moi quand j’écris, j’essaie tout simplement de prouver que je suis capable d’amour pour des gens que je ne connais pas. Lorsque je rencontre mes lecteurs, c’est moi qui suis fan d’eux, ce sont les gens qui m’aident à continuer de rêver et à me rendre utile. » Né dans le Sahara algérien, l’auteur fut enfant militaire et servit pour l’armée durant trente-six ans. En 2000, il quitte définitivement l’armée pour l’écriture et en 2001, il part habiter en France. Son dernier roman, il a voulu le situer au Maroc. « Parce que je suis hostile aux frontières et que je crois que l’étroitesse existe dans les esprits. La Terre devrait appartenir à tous les êtres humains, qu’ils puissent voyager, se rencontrer, aller librement chez les uns et les autres. C’est utopique mais c’est comme ça que ça devrait être. Au début de l’Humanité, il n’y avait pas de territoires. Alors, en situant mon livre au Maroc, c’est une tentative militante pour rapprocher les peuples. » Belle et dure, la réalité est présentée sous toutes ses coutures chez Khadra. La corruption côtoie l’entraide, la haine cohabite avec l’amour, la manipulation coudoie la sincérité. Chacun possède le libre arbitre de la reconnaître ou non, mais cette réalité impose ses faits. « Trop de coïncidences disqualifient le hasard », pense Driss Ikker. L’idée de destin chez Khadra est sans équivoque puisqu’absolument rien ne le prédisposait à devenir écrivain, lui qui est pourtant maintenant lu partout dans le monde. Par la force des choses, il est donc obligé d’y croire. « Mais le destin d’abord, c’est le rêve qu’on a en soi », spécifie-t-il.

Le choix d’être heureux
Le rêve chez Khadra, c’est celui d’inoculer un peu plus d’humanité dans le monde qui est principalement mené par l’argent. Slimane, un de ses personnages, que l’écrivain qualifie « de son époque », croit d’ailleurs que « l’existence [est] une simple histoire de troc et de placement », ce qui le condamne à voir la vie sans poésie. « La Mecque aujourd’hui, c’est la banque, le sacerdoce, c’est la rentabilité », déplore l’auteur. Pour tenter de renverser cette situation, c’est de continuer à réagir contre les actions qui renforcent cette dominance dont la preuve la plus éclatante selon Khadra est Donald Trump. « C’est toujours le mâle dominant qui veut régner sur la planète. Trump n’a aucune qualité humaine, aucune compétence politique, aucune prévenance diplomatique, et ça ne l’empêche pas de tenir entre ses mains toute la destinée de l’humanité. » Oui, la responsabilité incombe à ceux et celles qui l’ont élu, mais en parallèle existe aussi toute une communauté de gens qui s’élèvent contre ses paroles et ses pratiques abusives. « La fatalité est ce qui reste quand on a tout essayé », exprime-t-il, refusant de baisser les bras. Le talent de l’écrivain Khadra réside dans cette capacité à montrer ce qui est, à user d’une réelle franchise pour qu’on ne puisse pas se cacher les yeux devant les faits, aussi difficiles soient-ils. « On peut toujours interpréter les choses comme bon nous semble, elles ne seront jamais que ce qu’elles sont », explique Sarah Ikker. En manipulant la réalité à son avantage, l’être humain risque les dérives religieuses et idéologiques que l’on connaît trop souvent. « Saint-Exupéry disait que l’être humain est un animal responsable. Si on n’a pas cette responsabilité d’aller vers le meilleur, c’est qu’on n’a pas grandi, on est restés les troglodytes d’il y a trente ou quarante mille ans. Il faut choisir d’être ce qu’on voudrait être. » Pour ça, il faut souhaiter le meilleur dans sa globalité et non comme nous l’entendons personnellement. Une nuance qui fait toute la différence et qui est extrapolée dans le roman par la trajectoire des personnages.

Très tôt, Yasmina Khadra a décidé qu’il voulait être heureux et cela, malgré les blessures et les maltraitances qu’il a subies. Il les considère comme ses tatouages, qui sont des formes de rappels de ce qu’il a vécu pour arriver à ce qu’il est, c’est-à-dire un homme heureux et qui, lorsque le bonheur lui faisait défaut, savait l’inventer. Avec ses livres, il a un semblable effet sur les gens. Plusieurs de ses lecteurs en France lui disent : « Monsieur Khadra, vous nous amenez en enfer, mais au lieu de nous brûler, vous nous éclairez et vous nous ramenez sains et saufs chez nous. » Dans L’outrage fait à Sarah Ikker, le rythme est si soutenu et les rouages si bien huilés qu’il est difficile de croire que l’auteur n’établit aucun plan lorsqu’il travaille. Une fois que l’histoire est dans sa tête, il n’a qu’à suivre le fil pour nous mener jusqu’à la fin où « [d]ehors, la nuit pès[e] sur la rue comme un cas de conscience ». Qu’arrivera-t-il à Driss et Sarah Ikker après ce premier volet dont les imprévisibles retournements ont fait de nous des lecteurs captifs? C’est Khadra qui en détient le secret, c’est le privilège de l’écrivain et de sa liberté, une valeur souvent mise à mal dans notre monde actuel « par une concurrence déloyale, celle de l’Internet et des réseaux sociaux, les gens veulent vivre dans l’immédiateté alors que quand on prend un livre, on prend un recul parce qu’il nous fait réfléchir et la réflexion la plus sage est celle qui prend son temps. Les livres nous restituent notre singularité ». Avec L’outrage fait à Sarah Ikker, le lecteur récupère ses droits de s’interroger en même temps qu’il trouve un fieffé plaisir à traverser les pages de ce roman jubilatoire.

 

Photo : © Geraldine Bruneel

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