Matthew Pearl: Le mystère Poe

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On appelle ça un tour de force. Pour ses trois premiers romans, Matthew Pearl s'est mesuré à Dante Alighieri, Edgar Allan Poe et Charles Dickens. Et il en est sorti gagnant, grâce à un mélange tout à fait inédit de mise en scène historique, d'érudition et de suspense.

Informés, précis et minutieux, les romans de Pearl sont tout de même plus près du polar que de la théorie littéraire. Dans Le cercle de Dante, on assistait à une inquiétante série de meurtres inspirés des supplices inventés par le célèbre poète de la Renaissance, dans ses descriptions éprouvantes des cercles de l’enfer. Dans The Last Dickens, son dernier-né qui reste encore à traduire, un meurtre entourant la publication du dernier roman — inachevé — de l’auteur de David Copperfield sert de moteur au récit. Et dans L’ombre d’Edgar Poe, c’est la mort mystérieuse de Poe, à 40 ans à peine et dans des circonstances troublantes, qui pousse un avocat de Baltimore et fan de l’écrivain, Quentin Clark, à chercher ce qui a bien pu arriver au maître du fantastique.

Une mort mystérieuse
L’histoire des derniers jours de l’auteur du «Corbeau» et du «Cœur révélateur» est pour le moins étrange. Fin septembre 1849, Poe quitte Richmond, en Virginie, à bord d’un vapeur. Destination prévue: New York, avec une escale à Philadelphie, où il doit réviser un recueil de poésie d’une bonne dame de la ville de l’amour fraternel. Or, c’est plutôt à Baltimore, au Maryland, qu’on le retrouve le 4 octobre, après cinq jours dont on ne sait à peu près rien. Dans un état de détresse profonde, en proie au délire, il est conduit à l’hôpital où il meurt le 7 octobre. Excès d’alcool? Maladie du cœur? Drogue? «Congestion céré-brale», comme le dit le certificat de décès? Rien ne permet de certifier la cause de sa mort.

Dans L’ombre de Poe, ce mystère conduit Quentin Clark à vouloir rétablir les faits, choqué qu’il est devant le peu d’égards ayant entouré le trépas de l’écrivain (quatre personnes à peine assistent à l’enterrement) et par la mauvaise réputation qu’on lui a faite par la suite. L’avocat lié à la bonne société de Baltimore en vient à tourner le dos aux siens pour aller chercher la vérité à Paris, sur la trace de deux personnes qui ont donné naissance au personnage d’Auguste Dupin, héros de plusieurs contes de Poe. Une quête qui mettra sa réputation et même sa vie en danger.

Autour d’un des grands mystères de l’histoire de la littérature, Matthew Pearl brode un roman où fiction et réalité s’entremêlent, et où les perceptions se brouillent plus qu’elles ne s’éclaircissent. «Je trouve l’histoire de la littérature passionnante, explique l’auteur depuis sa résidence de la région de Boston. Si vous n’avez aucun intérêt pour le sujet, il se peut bien que ce ne soit pas le livre pour vous. Toutefois, Dante, Poe et Dickens sont des personnages fascinants. Les romans sont, pour moi, une façon de montrer qu’ils sont aussi de véritables êtres humains.» Au passage, Pearl fait remarquer que les écrivains ne sont pas tous fascinants pour autant: «J’ai rencontré, il y a quelques années, un auteur que j’admirais énormément. En fin de compte, c’était un vrai imbécile; il y avait une déconnection complète entre ce qui se trouvait sur la page et l’auteur qui avait mis ces pensées sur la page.»

Dans le cas d’Edgar Allan Poe, toutefois, la matière est particulièrement riche: «Poe est un personnage que l’on réinvente constamment. À cause de sa mort, qui laisse un grand vide à remplir, mais aussi de sa vie, mal documentée et qui fait l’objet de toutes sortes de suppositions.» Voilà une belle affaire pour renforcer la réputation d’un auteur fantastique — et pour nourrir le travail de ceux qui écrivent sur lui.

Le spectre du bicentenaire
Si L’ombre d’Edgar Poe est paru en 2006, le bicentenaire de la naissance de Poe, cette année l’a ramené fraîchement à l’esprit de Matthew Pearl. À cause de la parution du roman en français, que l’éditeur avait choisi de garder en réserve jusqu’audit bicentenaire, mais aussi à cause de plusieurs conférences auxquelles il a participé. Un contexte qui rendait Pearl un peu nerveux devant la ferveur que certains démontrent parfois à défendre les diverses théories entourant les événements de 1849: «Au total, les gens étaient très curieux de toutes les théories, alors il n’y a pas eu de confrontations, se réjouit-il. De toute façon, j’avais délibérément évité de choisir ma propre théorie à défendre. J’ai plutôt cherché à étudier chaque élément de ce mystère. En fait, il n’y a pas de théorie unique, et nous ne saurons jamais tout ce qui est arrivé. Mais il est encore possible d’aller plus loin. J’espère avoir contribué à mieux comprendre ce mystère. En fouillant les archives, j’ai réussi à trouver des choses que personne n’avait remarquées jusqu’à maintenant. Et vous savez, il y a beaucoup de gens plus intelligents que moi! Il faut continuer à chercher. Le problème, c’est quand on pense qu’il n’y a plus rien à trouver et qu’on ferme les yeux.»

Pourquoi est-il si difficile de tracer le portrait complet de Poe? Pas de grand mystère ou de complot, selon Pearl. D’abord, les archives sont éparpillées et incomplètes: «Ses possessions ont été dispersées à sa mort. Si on veut étudier Longfellow, par exemple, tout son fonds est à un seul endroit. Dans le cas de Poe, les documents sont répartis dans au moins six États et dans de nombreuses collections privées.»

L’autre problème tient à la nature de Poe lui-même: «C’était un fieffé menteur! Il racontait sans arrêt de fausses histoires sur lui-même. Une fois qu’on commence à mentir, ça devient difficile de déterminer quand vous dites la vérité.» Par exemple, souligne Pearl, Edgar Allan Poe disait à qui voulait bien l’entendre qu’il avait écrit un roman caché, publié en français (!) sous le nom d’Eugène Sue, dont le titre aurait été La vie d’un artiste chez lui et à l’étranger. Vrai ou faux? On ne le sait toujours pas.

La réalité et la fiction
La réalité est sans doute plus modeste que la légende, nourrie par le caractère extravagant et
fantastique de ses écrits. «Poe voulait être plus normal que nous aimerions qu’il soit», résume Matthew Pearl, en soulignant que d’autres auteurs comme H.P. Lovecraft, par exemple, ont vécu des vies tout à fait conventionnelles tout en écrivant des histoires dépassant les limites de l’imagination.

Pour les fans de ces écrivains comme le personnage principal du roman, il convient cependant de savoir bien définir les limites entre la vie et la littérature, souligne l’auteur du Cercle de Dante, un livre dont l’intrigue présente une série de meurtres inspirés par un livre. Une confusion potentielle qui peut aussi tourner à l’obsession: «L’aventure de Quentin lui permet d’apprendre à être un lecteur moins littéral des œuvres de Poe.» Un passage obligé pour tout lecteur ou tout amateur de fiction, tous médiums confondus.

Le personnage de Quentin, ce jeune avocat passionné de littérature, est d’ailleurs proche de son auteur, admet Pearl, diplômé en droit avant que son premier manuscrit (acheté avec une belle avance de droits par Random House) ne lui permette de se consacrer à temps plein à l’écriture. Sa passion pour la littérature était d’ailleurs souvent vue comme un brin dérisoire par son entourage… Ce qui le rapproche aussi de Poe: «Poe se faisait dire qu’il était ridicule de vouloir être écrivain. Ça l’a obligé à vivre une vie d’indigence.» Un autre facteur qui vient renforcer l’image tragique et romantique de ce géant de la littérature américaine.

Si fasciné qu’il soit par la vie des auteurs dont il a traité, Matthew Pearl arrête sa série des mystères littéraires à trois. «Je voyais les premiers livres comme un tout. Là, je prends une pause», explique-t-il, sans vouloir préciser davantage la nature du prochain roman, de peur d’en enrayer l’écriture. Tant mieux pour nous, peut-être: il n’y a rien comme une dose de mystère pour attirer le lecteur.

Bibliographie :
L’ombre d’Edgar Poe, Robert Laffont, 448 p. | 29,95$

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