Jacques Côté : Autopsie d’une figure oubliée

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Auteur d'ouvrages de littérature générale et de polars, Jacques Côté a troqué sa plume de romancier pour celle du biographe, le temps d'un projet qui lui a valu le Grand Prix La Presse de la biographie en 2001. Dans Wilfrid Derome, expert en homicides, il braque ses projecteurs sur la vie d'un pionnier de la médecine légale et des sciences judiciaires, véritable vedette médiatique à son époque injustement tombée dans l'oubli.

Comment en êtes-vous venu à vous intéresser à Wilfrid Derome ?

Par la mention de son nom dans un ouvrage destiné à des étudiants en techniques policières qui m’a servi pendant l’écriture du Rouge idéal. Fondateur du premier laboratoire de médecine légale en Amérique du Nord, on le présentait comme un pionnier. J’étais étonné et réjoui d’apprendre qu’un Québécois s’était illustré de cette manière, avait pu réaliser quelque chose d’aussi unique, d’aussi moderne avant les Américains ; à l’époque, les Canadiens-Français n’avaient pas la bosse des sciences. Bien sûr, on peut évoquer le frère Marie-Victorin, mais c’est à peu près le seul contre-exemple qui nous vienne à l’esprit.

Derome était d’ailleurs considéré comme une référence pour les Américains.

La renommée de Derome dépassait les frontières du continent ! Son travail a été salué par les plus grands experts d’Europe, à commencer par Edmond Lacasse, de la Police scientifique, ou Victor Balthazar, expert en balistique et ancien professeur de Derome, qui avait d’ailleurs préfacé son ouvrage Expertise en armes à feu. D’après ce que j’ai pu lire dans les archives de La Presse, il ne se passait pas une semaine sans qu’un expert américain ne vienne le consulter à Montréal. Les contacts de Derome avec les autorités judiciaires américaines étaient excellents, et il a été encensé de son vivant par les grands bonzes des sciences judiciaires. Par exemple Calvin Goddard, fondateur du laboratoire de Chicago, qui était venu le rencontrer en 1927, deux ans avant d’inaugurer son propre laboratoire. Balisticien d’Elliott Ness, Goddard était lui-même assez réputé pour avoir été, en 1929, le principal témoin dans le procès qui a suivi le massacre de la Saint-Valentin. À cette époque, Derome et lui étaient des sommités en balistique ; ils ont entretenu une correspondance — aujourd’hui perdue, hélas.

L’essentiel de la documentation qui existe au sujet de Derome aujourd’hui est-elle uniquement constituée de ces coupures de journaux relatant les affaires dont il s’est occupé et de sa correspondance ?

Pas uniquement. En plus de ses livres et articles, j’ai eu accès, aux Archives nationales, à tous ses rapports et notes manuscrites écrites à chaud dans les minutes qui suivaient ses visites sur les scènes de crime. À l’occasion, on sent sa frustration de découvrir des scènes de crime mal protégées, comme celle du massacre à Rougemont (deux personnes âgées assassinées à coups de hache). Parmi mes autres sources, il y a eu le Musée de la civilisation, où l’on conserve toutes les pièces à conviction des grands procès que Derome, à l’origine, avait exposées dans son labo. J’ai également consulté les archives du Procureur général, où l’on retrouve des échanges épistolaires entre Derome et le procureur ou son assistant. En somme, la documentation était excessivement variée et vaste ; le défi était d’en faire le tri.

À votre avis, qu’est-ce qui explique qu’un personnage aussi célèbre de son vivant ait pu tomber dans une relative obscurité ?

C’est peut-être dû au fait qu’il y a eu peu de gens pour entretenir sa mémoire, en dehors de son bras droit Rosario Fontaine, qui prononça devant la Société médicale de Montréal, en 1952, un discours rappelant l’extraordinaire contribution de son maître. Mais sans lui, peut-être aurait-on fini par oublier complètement Derome. J’en ai discuté avec Gérard Filion, autrefois du Devoir, qui m’a dit que jusque dans les années 40 et 50, on se souvenait encore de ce pionnier comme d’un grand savant, d’une autorité en matière de sciences légales. Mais personne n’avait encore écrit sur lui. Si bien que c’est en « rapaillant » des bouts à droite et à gauche, pour paraphraser Miron, qu’on découvre aujourd’hui à quel point sa vie a été fascinante. C’est un peu étrange, mais on est comme ça au Québec ; on a cette fâcheuse propension à l’amnésie — on n’a, pour s’en convaincre, qu’à citer la brume dans laquelle flotte notre connaissance de l’affaire des Patriotes. Alors qui, hormis les experts, se souviendrait d’un spécialiste en sciences judiciaires soixante-dix ans après sa mort ?

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