Valérie Harvey : Cuisiner les fruits défendus

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Avec La pomme de Justine, roman osant présenter la profonde relation qui s’installe entre Alexandre, 30 ans, et Justine, 18 ans, Valérie Harvey prouve que la littérature jeunesse lui sied comme un gant, que l’interdit est une chose, et que l’amour en est une autre.

Il existe un fil ténu entre ce qui s’appelle amitié et ce que l’on nomme amour. Et c’est justement sur ce fil que marche, à petits pas de chat et avec la précision d’un fildefériste, l’auteure Valérie Harvey, sans jamais basculer dans le vide. Construit comme un diptyque s’adressant aux jeunes adultes, La pomme de Justine débute alors que l’on fait la connaissance d’Alexandre, venu s’installer « en retraite » dans le camping où travaille Justine. C’est qu’il a vécu toute une épreuve, le bel Alexandre : alors qu’il enseignait au cégep, une étudiante l’a traîné, d’après de fausses accusations, devant les tribunaux pour harcèlement sexuel. Il a été acquitté, mais la pression a fait ses ravages, dérobant au passage sa confiance en autrui, en lui-même et sa joie de vivre. « On aborde rarement le sujet des hommes qui se font accuser faussement, on évoque peu les dépressions. Qu’arrive-t-il après un jugement où la personne est acquittée, mais où sa vie a été détruite par cette simple accusation? », se questionne l’auteure, qui a également choisi de faire subir à Justine une relation amoureuse difficile et contraignante, juste avant sa rencontre avec Alexandre.

C’est donc l’âme et le cœur blessés que ces deux personnages feront tranquillement connaissance, dans les luxuriantes forêts québécoises. « J’ai aimé explorer la naissance d’un amour qui n’est pas un coup de foudre, mais qui arrive graduellement, qui se glisse entre la confiance, l’authenticité et l’écoute. Qui les prend par surprise l’un et l’autre. » Fil ténu entre amour et amitié disait-on? C’est que les deux, loin de chercher un compagnon de vie, souhaitaient d’abord se reconstruire.

Vient ensuite la seconde partie du roman, où l’on quitte le milieu rural et ses verdoyantes plantes pour les couloirs du cégep. C’est dans cette partie que tout se corse : après n’avoir échangé qu’un baiser ambigu et être restés plusieurs mois sans nouvelles l’un de l’autre, Justine se retrouvera assise devant Alexandre, sur les bancs d’école à suivre son cours de littérature… Feront-ils face aux préjugés en reprenant leur relation là où il l’avait laissé durant l’été, malgré les interdits moraux? Alexandre osera-t-il, après son expérience désastreuse précédente, se montrer en public avec une étudiante?

 

Limites? Quelles limites?

La question indiscrète est alors vite posée à Valérie Harvey. Pour mettre en scène une histoire d’amour entre un professeur et son élève, l’écrivaine est-elle passée par ces mêmes chemins rocailleux? « Non, non, pas du tout! Je n’ai pas d’amies proches non plus à qui cela est arrivé. Mais pendant mes études, j’ai eu conscience de deux cas… La réaction des étudiants par rapport à l’histoire de Justine et d’Alexandre n’est donc pas complètement inventée. »

Une auteure qui se plaît à écrire une histoire complexe dont les ramifications s’étendent secrètement entre les limites du « politiquement correct » est-elle davantage une enfant de la génération de Shakespeare que de celle de Disney? « Probablement des deux. J’aime les histoires heureuses, mais j’ai aussi grandi avec les dessins animés japonais tragiques : Rémi, Candy et Démétan m’ont fait verser quelques larmes. Peu importe la finale, la vie est remplie de tristesse et de drames, on n’y échappe pas. Ce qui se passe entre le début et la fin est tout aussi important. » Et lorsque vient le temps de briser les tabous, Valérie Harvey ne s’entête pas à savoir si elle penche du côté des fins heureuses ou de celui des constructions tragiques. Les tabous, soutient-elle, nous en sommes les propres instigateurs. Parlant d’un projet en cours, elle explique : « Écrire me permet de rappeler que même si notre monde dit que nous sommes libres, il reste encore des serrures puissantes. Les portes fermées à clé ne sont plus nécessairement à l’extérieur, mais souvent à l’intérieur de nous. Se libérer de ses chaînes, c’est le cheminement d’une vie. Et ça, c’est un sujet infini. »

 

Des personnages en force

Un aspect qui plaira à bien des lectrices : Justine préfère les souliers de marche aux talons hauts, les pique-niques aux soupers dans les grands restaurants. Enfin, une fille « normale »! Ainsi, contrairement à l’image de l’étudiante séductrice qui essaierait tout pour attirer l’attention de son professeur, Valérie Harvey dresse plutôt le portrait d’une Justine bien à l’aise dans son corps, qui préfère le côté pratique au côté esthétique : « Peut-être qu’on parle moins de ces filles-là : celles qui préfèrent les vêtements confortables plutôt que sexys. Celles qui aiment les gros pyjamas en flanelle en hiver plutôt que les satinés… Ce qui n’empêche pas de comprendre l’usage de la dentelle en certaines occasions spéciales! Ironiquement, le fait que Justine n’utilise pas les ‘’codes de la séduction’’ a rassuré Alexandre qui la laissait alors l’approcher, sans craindre ses charmes… Mais connaître une personne intimement, sans fards et foulards, peut être bien plus dangereux que le coup de foudre d’une image sexy! »

Lorsqu’on lui demande si, après s’être glissée dans la peau de son personnage masculin, elle a l’impression de maintenant mieux « saisir » cette chose complexe qu’est l’homme, Valérie Harvey jubile : « Enfin, la question que j’attendais! On entend souvent que ‘’la femme est un mystère pour l’homme’’, mais le contraire est oublié… Pour les femmes, les hommes peuvent aussi être difficiles à saisir!En écrivant, j’essaie de comprendre l’énigme masculine. Ça adonne bien : pour chacun des personnages, je dois me glisser dans la peau d’un autre, comprendre ses émotions et ses opinions qui ne sont pas les miennes. J’en ai profité : dans La pomme de Justine, j’explore à fond ce que pense et vit un homme. C’est ma soif de comprendre, ou mon petit côté voyeur (!), qui m’y a poussée : comment Alexandre vit-il les pleurs, la dépression, l’amour, la culpabilité? J’avais là une occasion unique. »

Fait intéressant, c’est lorsqu’elle visitait le Japon, soit bien loin des campings ou des collèges québécois, que Valérie Harvey a écrit cette histoire : « Les voyages sont une grande source d’inspiration parce qu’on est forcé de s’adapter constamment, d’être ouvert aux changements.   Être ailleurs permet de regarder son pays et de comprendre ce qui nous manque le plus. Évidemment, mon amoureux me manquait, mais aussi la beauté de notre nature, malgré les cerisiers en fleurs : c’est pour dire comment le mal du pays peut être puissant! C’est sans doute pourquoi la nature est devenue le troisième personnage de ce récit. Si Justine et Alexandre s’en sortent, ce n’est pas seulement grâce à leurs sentiments l’un pour l’autre, c’est aussi à cause de cette présence solide et calme qui les entoure. On peut l’appeler la vie, la nature ou Dieu, ça dépend de nos croyances, mais il y a quelque chose de plus grand que soi dans l’immensité de la forêt ou de la mer. »

Celle qui a d’abord écrit des essais sur le territoire nippon prouve, notamment grâce à ses personnages, qu’elle a compris comment capter le lecteur : « Écrire un essai, c’est s’assurer que les données sont justes et que le propos est clair. Écrire une histoire, c’est partager une aventure imaginée avec d’autres. Ça m’a pris beaucoup de temps avant d’oser le faire parce que tant d’auteurs le font si bien. Alors que pourrai-je apporter de plus? […] J’ai compris que ma clé pour écrire est d’avoir du plaisir à le faire. Alors peut-être que d’autres apprécieront le partage de mon histoire. La pression d’écrire ‘’pour les autres’’ est ingérable pour moi, mais l’excitation d’écrire pour construire une aventure, comprendre un personnage, vivre avec lui, ça, c’est très précieux. Quand j’écris, je pense peu au public. Je suis trop immergée d’émotions. J’ai compris que même si je ne pouvais peut-être pas écrire le prochain Goncourt, je pouvais être une ‘’raconteuse’’ d’histoires… »

 

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