Tobie Lolness: un classique est né!

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Je sais, la formule est galvaudée, on l'utilise aussi souvent que l'on imprime trop: les superlatifs deviennent des épithètes communs. Mais même si la langue de bois est devenue monnaie courante dans la littérature de l'éphémère, certains lecteurs demeurent alertes et savent différencier l'ordinaire du sublime. L'unanimité de la reconnaissance tient à peu de choses : un certain contexte, des hasards heureux, des rencontres déterminantes. Cependant, elle peut aussi être le fait de l'authenticité (de l'auteur et de ses personnages) et du talent véritable.

Dans l’abondance des publications pour la jeunesse, quelques bijoux surviennent. Ce sont souvent des traductions de l’anglais (Stroud, DiCamillo, Pullman, Oppel, et tant d’autres!), mais aussi d’autres pays plus rarement traduits : je pense à l’Allemand Moers, notamment. Les textes en français semblent moins nombreux; peut-être parce que nous en lisons davantage? La Vie suspendue : Tobie Lolness (t. 1) est un de ces récits qui marquent l’imaginaire des lecteurs d’une empreinte indélébile, une œuvre majeure dans la littérature jeunesse francophone. Un texte qui s’inscrit dans la Littérature, celle dont les universitaires font leur quotidien. Une profondeur dans les sentiments, des personnages en trois dimensions, vibrants d’émotions, et une structure de récit qui cadence le rythme d’une façon magistrale, qui tient le lecteur en haleine jusqu’à la fin. Une complexité tout en équilibre pour garder le jeune lecteur en appétit sans le perdre dans un dédale de sentiments. Bref, un dosage parfait. Il n’est pas étonnant que les projets de traduction se multiplient pour «Tobie Lolness», cette épopée en deux tomes, «parce que je ne suis pas parti pour une saga sans fin», affirme l’auteur, Timothée de Fombelle.

Comment est née cette remarquable aventure?
J’ai écrit ce roman de mon côté, sans qu’aucun éditeur ne me l’ait demandé, et donc sans savoir du tout ce qu’il allait devenir. J’y pensais depuis très longtemps. Mais je n’avais jamais pu trouver le temps ou simplement m’arrêter de tout faire pour m’y consacrer pendant quelques mois. Vraiment, je ne le regrette pas.

Pour le plus grand plaisir des lecteurs, je vous assure. Il se dégage une authenticité et vraiment beaucoup d’émotions de la lecture de votre roman et de cette rencontre avec Tobie, qui sont dues, à mon avis, à la densité des personnages. Aviez-vous conscience de l’ampleur de tout cela avant de commencer à écrire?
Je cherche d’abord la densité, la vérité, tout simplement, qui s’imposent sans qu’on les recherche. Un souci d’exigence lié à l’idée d’écrire pour la jeunesse, une certaine rigueur face à la vérité. Je n’ai pas une culture extraordinaire de la littérature jeunesse et, en fait, j’ai choisi de rester dans cette ignorance pour apporter vraiment ce que je suis et ne pas entrer dans des cases déjà existantes.

J’ai attaqué ce projet autour de la fable, un monde parallèle qui serait lié aussi au monde naturel. Je voulais un autre monde parce que, pour moi, les plus grandes libertés sont dans les mondes qu’on invente et qu’on crée de toutes pièces pour écrire. En même temps, je voulais un monde qui puisse être au bout du jardin, qui ait une vérité propre. Je me sens depuis toujours en complète symbiose avec la nature. J’ai l’impression d’avoir grandi le nez dans les herbes et les écorces. Je voulais ce monde-là, cette idée-là, et puis j’avais en tête cette grande course-poursuite. Les personnages, eux, y sont apparus petit à petit comme des vrais êtres et pas du tout des pantins, ou des sortes de figurines qui n’auraient pas de réalité.

En fait, ce livre, qui était parti pour être un peu un exercice de style dans le genre «grande aventure au cœur de la nature» est devenu, tout d’un coup, le texte peut-être le plus personnel que j’ai pu écrire. Oui, sûrement, alors que rien ne laissait imaginer que ça allait être de cet ordre-là. C’est pour moi une vraie recherche autour des gens que j’ai aimés, des émotions que j’ai vécues. À certains moments, les choses qui arrivent à Tobie, j’ai l’impression qu’elles se sont passées très près de moi, dans ma vie, alors qu’on est lancé dans une histoire rocambolesque.

Rocambolesque peut-être, mais quand même très ancrée dans la réalité. J’aimerais revenir à la densité de vos personnages, car même les plus secondaires ont, derrière eux, toute une histoire.
Je ne construis pas mes personnages à la façon Actor Studio, ils s’imposent à moi et sont effectivement de chair et de vie… Aujourd’hui, je suis plongé dans l’écriture du 2e volume, et justement, c’est incroyable le nombre de personnages qui étaient partis pour être secondaires et qui, tout à coup, me hurlent qu’ils existent et qu’ils veulent être le héros! Et pourtant, moi qui ai été prof de lettres pendant un moment, j’ai combattu auprès de mes élèves cette idée de l’inspiration selon laquelle des personnages se mettent à vivre tout seuls sous la plume de l’auteur, etc. J’avoue que j’ai été un peu piégé à ce moment, parce je me retrouvais face à des personnages qui me menaient pas mal, même dans la construction de l’intrigue. Il est vrai que certains personnages ont eut une influence sur l’évolution de l’histoire et que certains d’entres eux ne pouvaient pas que passer. De pouvoir leur donner un destin, dans le second volume, c’est un plaisir.

Mon vrai combat, qui est plutôt difficile dans ce genre, était de fuir les clichés, ou de jouer avec pour les tourner un peu en dérision, parce que j’aime rire. Je voulais vraiment que ce soit un livre drôle.

Vrai, l’humour est très présent … Comme ce personnage, le méchant des méchants, cet espère de monstre gras, obèse, il est ridicule dans un sens.
Complètement ridicule. Vous savez, j’ai reçu, de la part de la critique, un accueil extraordinaire, une chance folle si l’on considère que bien peu de gens se penchent sur la littérature jeunesse. Le simple fait qu’il y ait une critique est agréable en soi, et cela a été une grande surprise pour moi. Cependant, une phrase, dans tout ce que j’ai pu lire, m’a irrité. Elle se lit à peu près comme suit : « Parfois on pourra regretter quelques méchants un brin caricaturaux ». En fait, j’ai envie de dire que c’est plus que voulu. Ce sont des personnages de dessins animés. Voilà, je voulais de la tragédie parfois mais je voulais aussi parfois du cartoon, de la bande dessinée.

Pour ma part, j’ai trouvé que les personnages étaient tous à leur place. Même davantage, le fait de pouvoir en rire, de ce gros méchant-là, rend le punch final encore plus vivifiant, alors que l’on apprend que le vrai méchant des méchants sera finalement l’ami intime de Tobie. Quel rebondissement!
C’est vrai, et cela va apporter aussi autre chose. Ce que je veux cerner, notamment, c’est que ce ne sont pas forcément les imbéciles qui sont les méchants et les malins qui sont les gentils. Je voulais justement un méchant intelligent ayant eut des racines solides, mêmes si elles sont malheureuses, qui va choisir la méchanceté. Le défi, pour la suite, c’est d’avoir un méchant qui était le meilleur ami de Tobie mais qui est aussi extrêmement intelligent, extrêmement séduisant.

Et du coup, sur le plan des émotions, le lecteur en a pour son argent, parce que le fait d’avoir été l’ami intime de Tobie rend cette réalité encore plus déchirante.
Oui, ce sentiment de déchirement fait partie de mon projet initial : l’idée, pour les jeunes lecteurs, d’une sorte d’initiation à une forme de complexité de la littérature, pas uniquement dans l’écriture mais aussi dans les grands thèmes. Je voulais qu’il y ait un peu de Roméo et Juliette, de Cyrano, ou de Lorenzaccio, je voulais vraiment qu’il y ait toutes les grandes tensions du drame et de la comédie. C’est probablement ça qui, dans mon programme, était l’une des objectifs les plus ambitieux.

Mais tout à fait réussi. Est-ce que vous avez un scoop pour nous? Par exemple, quel personnage secondaire va prendre une certaine ampleur dans le second volume?
Il y a un personnage qui va prendre une grande dimension. D’ailleurs je l’annonçais un peu dans une petite phrase perdue dans le premier volume, c’est le personnage de Nils, le fils du bûcheron qui disparaît après son acte héroïque, alors que l’on suit Tobie ailleurs. Je disais dans le premier tome que ce jour où il sauve Tobie serait très important et que le rôle de Nils, dans sa communauté, deviendrait essentiel. Et effectivement, on va retrouver (mais alors là c’est un scoop mondial!), un Nils qui est à la tête de ce monde des bûcherons. Ce peuple a gagné, grâce à cet acte de Nils, une forme d’indépendance par rapport à toutes les forces mauvaises en puissance dans l’arbre. Mais aussi à cause des événements qui se sont produits dans l’arbre et qui font que le métier de bûcheron devient indispensable. Oui, la corporation des bûcherons deviendra extrêmement importante, surtout à cause de cette nouvelle invasion du lichen et de la mousse, qui affaiblissent l’arbre. Nils deviendra donc un personnage-clé, par ce pouvoir, mais aussi parce que Tobie va lui confier une mission auprès d’Élisha…

J’ai plusieurs questions qui se bousculent, entre autres à propos de cette détérioration de l’arbre, notamment à cause des travaux de perforation menés par les charançons. Je me souviens avoir éprouvé beaucoup de peine en pensant que cet arbre était voué à la mort tôt ou tard.
Oui, il est en danger et la grande question de la suite est : est-il encore temps de d’inverser les choses? Mais c’est vrai qu’il est très affaibli.

Et ça, c’est une allusion directe à notre propre planète!
Je lis tout ce que je peux, j’essaie vraiment de bien connaître à la fois les arbres et la planète. Je suis assez préoccupé, mais tout de même plein d’espoir à partir du moment où une prise de conscience aura lieu. Il est vrai que la métaphore tient le coup, vraiment, parce que cette fragilité de l’arbre et cette fragilité du monde est un parallèle qui m’a sauté aux yeux en plein travail.

Au début j’avais plutôt pensé à un monde en deux dimensions qui se passait simplement à la cime de l’arbre, c’était comme une sorte de planète plate, et puis tout d’un coup, ce globe vert de l’arbre m’est apparu. Cela m’est devenu évident qu’il faillait avoir ce monde au complet, un monde avec un hémisphère sud et un hémisphère nord. J’ai créé des personnages tout petits parce que je voulais que le monde soit à l’échelle, que l’arbre permette des voyages de plusieurs jours par exemple.
Puis, j’ai découvert un chiffre assez extraordinaire, qui m’a révélé que j’aurais pu les imaginer même un peu plus grands. J’ai lu que la surface de feuilles et de branches qu’il y a sur un arbre équivaut à 200 hectares, en comptant tout les dessous des feuilles, les branches, le creux des écorces, etc., Pour un arbre moyen, c’est absolument énorme! Si on imagine maintenant un immense arbre, qui fait trois fois ça, il y a là des surfaces vraiment incroyables dans lequel il y a de quoi construire des aventures à l’infini, c’est un vrai monde.

Il y a aussi votre titre, La Vie suspendue, qui est fascinant. Il fait référence à plusieurs choses : à notre place dans l’univers, à notre environnement que nous mettons en péril, mais aussi aux actions de Tobie, qui est capable de mettre sa propre vie en état d’équilibre précaire pour sauver celle des autres. Il devient un héros malgré lui, mais il l’assume complètement.
Oui, exactement, il l’est pour sauver sa peau, ensuite, il l’est pour sauver ses parents, mais finalement, pris dans le tourbillon, il l’est pour sauver l’arbre entier, peut-être. Et effectivement, ce titre, La Vie suspendue, dit beaucoup de chose même s’il n’est pas très présent dans l’objet livre. Il évoque cette vie arrêtée, ce bonheur arrêté, et l’insouciance de l’enfance. J’ai perdu mon père assez jeune et je pense qu’il y a beaucoup de résurgences de ces moments-là, dans le roman, qui me sont intimes. Où surgit de l’inconscience, tout d’un coup, cette fragilité de la vie, cette impression de ne pas avoir entendu parler de la maladie pendant mes années d’enfance. J’ai l’impression d’avoir tout découvert un peu d’un coup et d’avoir ce sentiment d’une vie suspendue ou de ce paradis perdu qu’est l’enfance. Et c’est pour ça aussi que je nourris les souvenirs de Tobie et d’Élisha de moments de bonheurs, parce que je trouve que c’est le carburant des jours.

Ce qui rend leur séparation d’autant plus tragique.
Voilà aussi, ça montre aux lecteurs exactement ce que vivent au présent les personnages qui, eux, sont dans l’écartèlement entre leur bonheur passé et la dureté du présent.

Oui, et c’est justement la dureté du présent qui fera que Tobie abandonne tout, alors qu’il ne choisit pas simplement de s’intégrer aux Pelés, mais de se laisser assimiler : il choisit d’oublier complètement son univers.
Exactement, il doit choisir, soit il ressasse son passé et le présent est invivable, soit il balance tout. L’idée maîtresse étant celle qu’il faudra, tôt ou tard, réconcilier cette vie dans les branches et puis cette vie d’exil dans les herbes, d’où la prise de conscience finale du livre alors que, tout d’un coup, la mémoire resurgit et s’impose à lui.

Et qui revient par la voix de cet écrivain qui ne parle jamais…Et je passe ces moments sublimes où on ressent ce rapport intime entre l’écrit et la parole, entre l’acte de lire et celui de l’apprentissage, entre le texte et la sagesse. Je vais sauter un peu du coq à l’âne, mais je voulais revenir sur la structure de votre récit, qui m’a littéralement remplie de bonheur. Ce découpage extraordinaire du récit, judicieusement modelé, tous ces petits rebonds en arrière qui nous révèlent juste un petit peu du passé, mais qui nous tiennent toujours en haleine : ils accrochent le lecteur à l’histoire, constamment, et nous donnent envie de continuer.
Dans le travail avec Gallimard, l’idée était que j’essaie de remettre un peu les choses dans un ordre chronologique plus simple mais après avoir regardé le mot à mot du texte pour tenter une reconstruction, j’ai découvert ce que je savais depuis le début : que le ressort du texte était justement là. Dès le départ, je voulais que les pièces se donnent petit à petit. Si on dit immédiatement qui poursuit Tobie, quels sont les dangers, quelles sont les raisons profondes, et quels sont les enjeux de l’histoire, on se retrouve avec quelque chose de complètement linéaire. Ce qui m’intéressait c’était de faire ce côté cyclique, on redonne une couche qui va donner plus de précision, puis une autre, et c’est d’ailleurs le grand défi.

Et c’est justement ce qui inscrit votre livre dans le domaine littéraire.
Oui, en effet, je crois que la littérature commence avec un petit peu de complexité. Je ne veux pas dire qu’elle doit être forcément difficile, ça peut être très fluide à lire, et d’ailleurs, il faut que ce soit fluide à lire. Je pense que le livre jeunesse nous donne une leçon de clarté et que les règles de la littérature qu’on destine à un jeune public devraient être complètement généralisées à tous les lecteurs. Ce sont les bases de l’écriture.

Oui, et il est vrai que, parfois, trop de livres de cette littérature jeunesse sont linéaires et manquent, par le fait même, d’une certaine forme d’authenticité. J’ai l’impression que trop d’auteurs ne font pas confiance aux jeunes lecteurs et les confinent, inconsciemment peut-être, dans une sphère de naïveté imbécile. Alors que lorsqu’on lit votre roman, on a vraiment le sentiment que ce n’est pas le cas, que les jeunes lecteurs sont respectés en tant que tel.
Ce qui est incroyable, c’est que j’ai, d’un côté, des adultes qui me disent « moi j’ai vraiment adoré mais, pour mes enfants, je vais attendre un peu avant de leur faire lire parce que je me dis qu’il ne vont pas profiter de tout » etc., et d’un autre côté, totalement l’inverse. Ce week-end, j’étais dans un salon du livre à Nancy. Une petite fille de 9 ans m’y attendait depuis 9 heures du matin alors que je n’y suis arrivé que vers 11 heures : elle avait lu 4 fois le roman et en connaissait les moindres détails. C’est quand même étrange, chacun croit que le voisin n’est pas capable de le lire alors que des gens de tous les âges s’y retrouvent.

Il n’y a pas d’âge pour être un lecteur, on ne devient un véritable lecteur qu’à force de lire, et c’est en aimant ce qu’on lit qu’on apprécie la lecture.
Je suis tout à fait d’accord, on acquiert une maturité de lecteur qui n’est pas définie par l’âge.

Dans votre style, une chose que j’ai adorée parmi d’autres, et que je n’ai réalisée que tard dans ma lecture, c’est la manière avec laquelle vous évoquez des moments parfois cruels et très intenses sans jamais sombrer dans la description morbide. Vous laissez libre cours à l’imaginaire du lecteur et à sa liberté d’interprète; voilà un tour de force merveilleusement réussi!
Oui, il n’y a pas ce côté sanguinolent, sensationnel, ou grand guignol de l’horreur. Je préfère passer par le ressenti des personnages, par le visage même des personnages dans les événements difficiles. C’est la meilleure caisse de résonance, car si les moments terribles se passent sans témoin ou sans victime, ils existent à peine. Finalement, ce qui est vraiment impressionnant, c’est de voir ça dans le regard.
Par exemple, il y a un moment, une phrase, qui me déchire moi-même quand je la relis : « Ne montrez pas à un enfant un père qui trahit ses idées » et effectivement, voir Tobie découvrir que son père est en train de craquer face à la pire des barbarie est quelque chose de terrible parce que, tout d’un coup, c’est toutes les références de Tobie qui s’effondrent, il ne reste plus rien. C’est pour ça que, très vite ensuite, dans le début du chapitre suivant, je commence à démasquer la ruse parce que je trouve trop dur de laisser le lecteur longtemps avec l’idée que Sim Lolness est un traître…

Je veux vous dire mille mercis pour cette fabuleuse épopée, et pour ce rebondissement final qui nous met en appétit de découvrir la suite de cette merveilleuse aventure. Bravo!
Merci de porter la bonne parole de Tobie : j’ai l’impression qu’il trace son chemin.

Bibliographie :
La Vie suspendue : Tobie Lolness (t. 1), Gallimard Jeunesse, 320 p., 27,95$

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