Jocelyn Boisvert: Guillotiné des temps modernes

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Qui, adolescent, n’a pas un jour perdu la tête pour une fille? Julien Binette, héros créé par Jocelyn Boisvert dans Le jour où j’ai perdu la tête (Soulières éditeur), peut se vanter d’être le plus épanché des soupirants : il s’est fait décapiter par la vitre électrique d’une voiture — rien de moins —, le jour même de son rendez-vous galant...

Loin d’être un récit à saveur zombie, cette comédie romantico-absurde s’impose avec poids parmi les révélations jeunesse de la rentrée. Avant qu’il ne soit scindé en deux, Julien Binette n’avait qu’un objectif : rejoindre Juliette pour lui déclarer sa flamme. Mais vu les circonstances, la quête du personnage se transformera en mission pour réunir son corps (qui a malencontreusement pris les jambes à son cou et qui, dispensé de son cerveau, ne vit que de sensations) à sa tête (qui a bien du mal à se déplacer de façon autonome, mais qui, par chance, peut toujours parler).

S’ensuivront deux épopées rocambolesques : celle du corps et celle de la tête, écrites en alternance. Tandis que le corps s’amuse dans les manèges d’une foire agricole, se délecte d’une crème glacée directement posée sur la cime de son cou ou fait le mannequin pour une boutique de mode, la tête se retrouve en compagnie d’un policier incompréhensif, d’une octogénaire qui lui présente, en photos, tous les chiens avec qui elle a partagé sa vie, d’une fillette qui utilise sa tête comme support à barrettes et d’une artiste qui souhaite immortaliser son minois.

Bien sûr, c’est à mourir de rire et l’auteur n’hésite pas à multiplier les jeux de mots, les images fortes ou encore à pointer du doigt le ridicule de la situation. « Écrire pour les jeunes me convient totalement! Le côté éminemment ludique de la littérature jeunesse me plaît. Elle me permet de laisser libre cours à mes idées les plus farfelues, ce que je ne me permettrais peut-être pas si j’écrivais pour un public adulte », argue Jocelyn Boisvert. Farfelues, ses idées?

Un drôle de moineau
Jocelyn Boisvert est ce type d’auteur, d’oiseau rare devrait-on dire, qui renouvelle les assises de ce que peut être une histoire, évitant ainsi de la rendre standard, prévisible. Nous lui devons par exemple l’idée de ce livre qui, de prime abord, ne contient aucun récit (Un livre sans histoire), celle de l’histoire de sa propre mort imaginée (Mort et déterré) ou encore celle de ce roman qui, une fois ouvert, endort le lecteur, lequel se fait arrêter pour avoir rêvé sans permis (Le livre somnifère). Maniant avec soin les frontières entre réalité et imagination débridée, cet auteur crée de petits ovnis littéraires qui déploient leur force dans le théâtre commun du quotidien, pour ensuite transformer ce dernier en un univers de tous les possibles où l’on peut rencontrer, par exemple, un être sans tête qui tombe amoureux de la douce main d’une étrangère. « Le fantastique n’a d’intérêt que s’il est bien ancré dans le réel. Et les romans dits “réalistes” ont grand besoin de fantaisie! C’est toujours une question de dosage », explique-t-il.

Interrogé sur ce souci d’être sans cesse à l’avant-garde des courants — ou tout simplement à contre-courant? — de ce qu’on retrouve habituellement sur les rayons jeunesse, Jocelyn Boisvert explique : « Je ne vois pas l’intérêt d’ajouter un roman de plus dans les librairies s’il est semblable à tous les autres qui inondent le marché. Il me semble que c’est la moindre des choses (voire la moindre des politesses) que d’être un tant soit peu original. J’aime l’idée de défricher des territoires inexplorés dans la littérature (je le dis en toute modestie). Avant tout, j’écris des histoires qui me font rire, rêver ou réfléchir. Et si j’adopte un ton parfois atypique, c’est surtout pour accrocher les lecteurs, et par la même occasion m’accrocher, moi, comme auteur! »

Jocelyn Boisvert avoue avoir été un lecteur tardif, et que ce n’est pas sans raison qu’il tente de concocter des romans qui lui auraient plu, justement, lorsqu’il était ado. « Si un lecteur me fait assez confiance pour ouvrir un de mes bouquins, en retour, j’ai le devoir de le divertir, de le surprendre, de l’éblouir, bref, de lui faire passer du bon temps. » Ses idées sont certes à la base du succès de ses ouvrages, mais il ne faudrait pas sous-estimer le travail fait sur le plan linguistique : « Ma force, ce sont les mathématiques! Et j’ai grandi dans une famille où les chiffres régnaient en maîtres, d’où peut-être le besoin de mettre du verbe dans mon existence… Ce qui est sûr, c’est que je ne suis pas devenu auteur parce que j’avais de la facilité en français, mais parce que je bouillonnais d’idées. C’est pourquoi j’accorde un soin particulier à la qualité de l’écriture dans mes romans. Puis, c’est en la travaillant, en la modelant, que j’ai apprivoisé la langue française et que j’ai appris à l’aimer. »

Aux quatre vents
L’auteur, qui demeure aux Îles-de-la-Madeleine, ne nie pas que l’archipel constitue une bonne pouponnière à idées, offrant l’espace et la quiétude requis pour la gestation des romans : « Cela dit, tous les endroits sont bons pour écrire. C’est une question de disposition mentale et non de lieu géographique », ajoute celui qui arrive « chichement mais sûrement », à vivre de sa plume. Notons par ailleurs que le vent des Îles lui a certes soufflé des romans, mais également un jeu de société, Archipel, qu’il a conçu avec sa compagne, aux éditions madeliniennes de la Morue verte.

S’il en avait la chance, Jocelyn Boisvert aimerait partager un moment en compagnie de son personnage, Julien Binette : « J’aurais l’occasion de lui présenter mes excuses pour l’avoir autant martyrisé. Et je lui demanderais s’il souhaite reprendre du service pour une suite. A-t-il des idées ou des envies particulières? De quelle autre partie de son anatomie aimerait-il se séparer? » D’ici là, on a encore le loisir de passer un bon moment de lecture, autant avec la tête que le corps, en espérant voir les deux se retrouver!

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