Ann Brashares : L’art du partage

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Les structures familiales sont dorénavant diverses et ne collent pas toujours à une formule toute simple; des « demi- » et des « beau- » s’ajoutent, désignant les nouveaux membres de la famille contemporaine. C’est justement ce type de famille à géométrie variable – mais riche d’humanité, de diversité et de rebondissements – que nous présente l’auteure de « Quatre filles et un jean » dans Ces liens qui nous séparent. Un roman qui donne la voix à tous les membres d’une smala étendue, notamment à Ray et à Sasha, 17 ans et aucun lien de sang, qui partagent, une semaine sur deux, la même chambre sans ne jamais s’être rencontrés…

On doit d’abord mettre la table pour vous faire comprendre, lecteurs, dans quelle grande histoire nous invite l’écrivaine américaine, puisque cette fois, ce n’est pas un jean qui relie des personnages entre eux, mais des unions passées et possibles ainsi qu’une maison d’été. Voici donc le tableau : le père de Sasha était, jadis, marié à la mère de Ray. De leur union sont nées trois filles : Emma, Mattie et Quinn. Après leur séparation, ils ont tous deux refait leur vie de leur côté et c’est ainsi que Sasha et Ray sont nés, le même mois de la même année : des « faux » demi-frère et demi-sœur, donc. Suivant un « accord fragile, miné par un passé vénéneux » au sein de l’ex-couple, les anciens amoureux se partagent toujours une maison au bord de la mer bien que leur relation soit très tendue (ils ne s’y croisent jamais, ayant établi des heures de départ et d’arrivée à respecter pour chacun). Les trois filles aînées y passent tout l’été, une semaine avec leur père et Sasha, l’autre semaine avec leur mère et Ray. C’est ainsi que Sacha et Ray partagent la même chambre, le même lit, les mêmes livres, le même boogie board, la même collection de coquillages et, de surcroît, le même boulot, sans pourtant avoir fait connaissance. On reviendra à ces deux-là plus loin : les plus belles parties du roman les concernent.

Ouf! Tout un arrangement complexe, on en convient! Mais quel beau contexte pour Ann Brashares qui peut ainsi y déployer une histoire aux multiples voix, aux riches possibilités, et donner la parole à des personnages qui possèdent chacun une personnalité unique au sein de cette fratrie. « Le nombre de personnages fut à la fois le défi et le plaisir de cette histoire. Je voulais créer une famille entière – en fait, plutôt deux familles reliées par une seule maison – et considérer tous les points de vue. Je ne voulais pas me contenter du point de vue d’un seul personnage ou d’un seul groupe d’âge », nous explique par courriel l’auteure. Pour elle, en plus de parler des jeunes, il était cependant important d’aborder également la question du divorce, de donner la parole aux adultes : « La majeure partie de ce livre présente les parents comme des êtres entêtés et difficiles, mais je voulais néanmoins être compatissante à leur égard en présentant aussi leur point de vue. »

Parce que pour comprendre les dessous d’un écosystème familial, il faut bien entendu s’intéresser aux parents, aux ancêtres, ajoute-t-elle : « Les vies sont continues : on ne peut pas séparer le présent du passé ou de l’avenir. Les familles [du roman] sont connectées par des réseaux infiniment compliqués. On ne peut pas comprendre le personnage de Sasha ou de Quinn, ni ceux des autres sœurs, si on ne comprend pas, du moins un peu, leur père Robert. Et on ne peut pas comprendre Robert si on ne sait pas où il est né, si on ignore la disjonction profonde entre ses origines et la vie qu’il s’est, depuis, fabriquée. » Mais au-delà du passé, il faut également cerner la situation dans laquelle évoluent les personnages. Et pour un auteur, le mandat est justement de créer, au-delà du personnage, un contexte afin que les lecteurs les comprennent mieux. « C’est l’une des vraies joies de l’écriture, que de créer un contexte! », nous avoue Ann Brashares. Comme cette dernière a vécu le divorce amer de ses parents alors qu’elle était jeune, aborder ce thème lui était naturel, du moins, il était « agréable d’essayer d’écrire sur le divorce ».

Réunir les morceaux
Ils ont lu les mêmes livres, souvent au cours d’un même été, ils ont assemblé, semaine après semaine, des constructions de Lego. Ils ont porté les mêmes chandails pour se réchauffer, ils ont trouvé réconfort auprès des mêmes peluches. Mais ils ont maintenant 17 ans. Sasha trouve les poils de barbe de Ray dans la salle de bain; Ray reconnaît l’odeur, agréable, que Sasha laisse derrière elle sur l’édredon. Ils ont 17 ans, n’ont jamais vraiment tenté de se rencontrer ou de se connaître. Pourquoi? « Autrefois, elle [Sasha] avait envie de le rencontrer, elle rêvait de jouer avec lui, elle inventait des jeux pour qu’ils s’amusent tous les deux ensemble. Elle était physiquement jalouse qu’il soit le frère de ses sœurs et pas le sien. Plus tard, finalement, elle s’était dit que c’était plus simple qu’elle ne l’ait jamais croisé. Il conservait ainsi toutes les qualités d’un ami imaginaire : patient, compatissant et compréhensif, partageant en silence ses affaires et son espace. Sans jamais se montrer égoïste, lourd ou brutal. Sans jamais le moindre désaccord. Il était juste ce qu’elle voulait qu’il soit, ce qu’elle avait besoin qu’il soit. » Mais voilà que la romancière, bien entendu, joue avec leur destin et les fait se croiser à une fête. Sans qu’ils ne se soient jamais vus, ni même en photo, ils savent qu’ils sont devant leur « double ». Dès lors, d’étranges papillons viendront peupler l’estomac de ces deux personnages assez vertueux (il faut l’avouer), brisant l’accord tacite voulant qu’ils s’ignorent en partageant tout. Le temps d’un été, on sent que leur vie pourrait basculer.

Parce que oui, encore une fois avec Brashares, on revient à l’été, comme dans la plupart des livres de l’auteure, d’ailleurs, pas seulement dans « Quatre filles et un jean ». « Lorsqu’on est jeune, l’été est synonyme de temps, de liberté. Les trois autres saisons ont plutôt tendance à être davantage scénarisées et confinées, en raison de l’école », explique-t-elle lorsqu’on la questionne à ce sujet. Oui, encore cette comparaison avec sa série à succès. La romancière pourra-t-elle un jour aller au-delà de Lena, Carmen, Bridget et Tibby? « J’espère que les lecteurs ne les oublieront pas. C’était difficile d’aller de l’avant sous le poids et les honneurs des attentes, surtout au début. Mais aller de l’avant est quelque chose que nous devons tous faire, n’est-ce pas? Je ne veux donc ni annuler ni remplacer tout ce que j’ai écrit avant. Je souhaite simplement ajouter un morceau supplémentaire à mon œuvre », explique-t-elle sereinement. S’il risque d’être difficile pour les lecteurs de remplacer les quatre adorables filles qu’ils ont appris à connaître dans la durée, Ces liens qui nous séparent propose un roman estivaltout à propos et riche en rebondissements, où les nostalgiques retrouveront bien entendu des thèmes – et des façons de les traiter – chers à l’auteure. 

Photo : © Sigrid Estrada

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