Timothy Findley : Pélerin de lumière

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La sagesse, la sincérité et la justesse qui émanent des propos de Timothy Findley donnent à penser, qu'à l'instar du pèlerin au centre de son dernier roman, l'écrivain aurait traversé plusieurs vies. Auteur encore méconnu ici, quoique ses livres aient attiré l'éloge mondial depuis bon nombre d'années, Timothy Findley vient de signer, avec Pilgrim, son œuvre la plus achevée. À travers le récit d'un homme à qui le repos éternel est refusé, Findley tisse une brillante réflexion sur les racines de la folie et les illusions qui voilent trop souvent nos jugements. Rencontre avec un des grands des lettres canadiennes, depuis l'Hexagone où il réside aujourd'hui.

Dans l’ensemble de votre œuvre, vos personnages voient fréquemment leur quotidien affecté par une guerre. Celle-ci semble faire rage autant à l’intérieur de la psyché qu’à l’extérieur…

En effet, dans mon troisième roman, justement intitulé Guerres, j’expose le conflit à l’intérieur des individus d’une même famille ainsi que les conséquences politiques de la guerre. La Première Guerre mondiale a eu un effet considérable sur ma famille, et c’est pourquoi j’ai choisi cette guerre qui n’avait aucun sens.

Bien que les références à la Grande Guerre demeurent secondaires dans votre dernier roman, est-ce que la figure de ce conflit pourrait constituer le lien qui unit Pilgrim au reste de votre œuvre ?

En écrivant Pilgrim, je me suis dit qu’il était temps de tout résumer, de tirer un trait. J’étais très conscient que je mettais la main à mon dernier grand roman. J’ai essayé d’inclure tout ce que j’avais déjà esquissé dans mes autres ouvrages et que j’ai toujours tenté d’articuler. Cette question du conflit, présente dans tous mes autres livres, lie donc très bien Pilgrim à mon œuvre antérieure.

Lorsque vous avez décidé de faire de Carl Gustav Jung le médecin soignant de Pilgrim, le héros de votre roman, étiez-vous inquiet des réactions éventuelles de certains spécialistes ?

Il a fallu que je laisse toutes ces préoccupations de côté. J’ai eu, en quelque sorte, à franchir un précipice, car je me doutais qu’un bon nombre de chercheurs s’opposeraient à mon interprétation. Depuis ma vie adulte, je suis un disciple de Jung. Je crois que vous pouvez être soit freudien, soit jungien. J’ai toujours perçu Jung comme quelqu’un qui ouvrait des portes en psychiatrie alors que Freud se contentait de les fermer.

Parce que Jung demeurait plus ouvert dans sa vision des rêves et du subconscient ?

Bien sûr. Freud réduisait son interprétation des rêves à la seule orientation sexuelle. Il fermait ainsi bien des portes et Jung, ne pouvant supporter cette façon d’analyser, s’est dissocié de lui. Je craignais d’aborder cette rupture car elle demeure, encore aujourd’hui, fort controversée. Non seulement Jung était un grand homme, mais c’était aussi un être humain de grande valeur et, pour exprimer cela, il faut considérer tous les aspects de sa personnalité. J’ai cherché les failles de Jung, et j’en ai déniché plus d’une. Dans sa vie personnelle, sa plus grande contradiction fut d’être marié et de penser que sa femme pouvait se contenter de prendre soin des enfants. Il croyait pouvoir posséder toutes les femmes qu’il désirait. Beaucoup d’hommes rêvent de cela mais Jung, lui, en faisait une de ses règles de conduite. Il invitait les femmes qu’il courtisait à venir habiter chez lui, ce qui fut, pour son épouse, très difficile à supporter. Les femmes de sa vie n’étaient pas de simples maîtresses ou des amourettes de passage, elles étaient toutes brillantes car il aimait la compagnie de ces femmes qu’il considérait comme des égales.

Bon nombre de vos personnages se retrouvent en situation de péril psychologique, un peu comme des funambules au bord d’un précipice. C’est cette instabilité qui rend vos personnages si fascinants ?

Mes personnages vivent tous au bord du précipice. Vous savez, on peut y tomber, s’en écarter, l’enjamber ou le défier pour évoluer vers un autre état. Selon moi, c’est cette dernière option qui correspond au choix adéquat. Cette règle s’applique autant aux personnages de romans. Les personnages les plus complets demeurent ceux qui vivent sur la marge du gouffre, et c’est ce qui, en définitive, pousse le lecteur à continuer. Maintes fois, nous nous retrouvons au bord d’un précipice et nous ne possédons pas toujours les moyens d’y faire face. Toutefois, à l’intérieur d’un roman, il est possible de créer une vision compacte du quotidien en réduisant les détails superflus. Nous vivons tous vingt-quatre heures par jour, et ce pour toute notre existence. Cette condamnation, parfois, s’avère difficile à supporter. Le cadre fictionnel permet donc de recréer un sentiment d’ordre grâce auquel le lecteur peut retrouver un certain sens afin de passer à travers l’éternité.

Mais la condition immortelle de Pilgrim lui refuse le droit à la chute dans le précipice, chute qu’il courtise à travers ses nombreuses tentatives de suicide…

Pilgrim désire ardemment sauter dans le précipice. Il a essayé la pendaison, les veines tranchées, puis la noyade. Tout ça, en vain. Il a tenté par tous les moyens possibles de quitter ce monde mais, à chaque fois, la mort le refuse. Cependant, il continue à marcher sur les marges de notre univers, non par goût pour le morbide, mais simplement parce qu’il est las du comportement humain. Il a été le témoin de plusieurs siècles d’histoire et il ne désire rien voir de plus.

L’immortalité, bien qu’extraordinaire, ne doit donc pas nous amener à lire Pilgrim comme un roman fantastique.

J’étais bien conscient des dangers que comporte le sujet de l’immortalité. Je voulais attirer l’attention du lecteur sur le fait que, bien que la plupart d’entre nous rêvent de vivre éternellement, cette réalité n’est pas si excitante qu’elle paraît. Tout le monde veut vivre jusqu’à quatre-vingts ans mais personne ne veut avoir quatre-vingts ans pour l’éternité. Si nous pouvions vivre cent ans, ou même plus, dans le corps de nos vingt ans, ce serait merveilleux ! Toutefois, avec l’âge, on ne désire pas toujours continuer éternellement. J’ai essayé d’intégrer cette réalité au personnage de Pilgrim et, plus particulièrement, les deuils qui jalonnent le parcours d’un être immortel. De nos jours, de plus en plus de gens vivent jusqu’à un âge vénérable et assistent à la mort de leurs proches. Ils en viennent à ne plus reconnaître le monde dans lequel ils ont évolué en tant qu’être humains actifs. L’immortalité, en fait, ne se résume qu’à ce que vous laissez derrière vous. Dans mon cas, ce sont mes livres. Quant à Pilgrim, on lui a refusé ce privilège fondamentalement humain qui définit l’immortalité.

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