Stefano Benni : Absurdissimo

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Le comique est la plus dangereuse des armes pour qui sait le manier. En un traître volte-face, il peut se tourner contre son auteur et jeter, dans le temps d'un sourire à peine esquissé, son récit aux poussiéreuses oubliettes des bibliothèques. Auteur notamment d'Hélianthe et de Baol, deux fables fantastiques aux accents buzattiens, et plus récemment de Bar 2000 et de Spiriti, l'écrivain d'origine italienne Stefano Benni a depuis longtemps compris que le ridicule… tue, après tout. Bref, c'est un écrivain à la prose al dente : tendre à l'extérieure, elle est dure et cynique en son cœur.

Souvent comparé à Boris Vian ou à Woody Allen en raison de son humour engagé dans une lutte à finir contre les absurdités les plus incongrues du monde moderne, Stefano Benni a su se tailler une place enviable parmi les écrivains dits  » engagés  » du monde entier. Sensible à la justice sociale et à un plus grand dialogue entre les peuples et les cultures, l’écrivain a choisi le rire comme riposte à une société qui n’arrive plus à rire d’elle-même. Les romans et récits de Benni, aussi délirants soient-ils, portent toujours en leur sein les germes d’un discours doux-amer. Dans Spiriti, son dernier roman, c’est toutes les magouilles pas très nettes de la politicaillerie et les dessous (à la propreté douteuse) du star system mondial qui sont passés à la moulinette à travers le récit de l’organisation d’un méga spectacle. Conçu pour célébrer l’effort de guerre, même si on oublie quelquefois un conflit ou deux dans le tas, l’événement réunit sur une même scène les plus grandes figures de la musique, de Zenzero (musique nouvel âge) en passant par Rik, l’idole irascible, et est présenté par les animateurs Frappette et Poulpon. Seule une poignée d’irréductibles esprits de l’île où doit avoir lieu l’événement s’opposent à la tenue du spectacle, en attendant que l’on puisse réunir deux enfants pour contrer définitivement l’envahisseur..

Roman aussi désordonné que passionnant, Spiriti tire sur tout ce qui bouge, au risque de faire quelques victimes innocentes, le lecteur trop sérieux y compris. Car pour bien digérer l’exubérance dont fait preuve Benni dans ce roman, il faut avoir préalablement laissé de côté toute notion de narration telle que la grande majorité des écrivains modernes l’entendent. Si l’intrigue suit toujours son train-train essentiel, on ne peut en dire autant des blagues et des clins d’œil de l’auteur au showbizz et à la scène politique, qui étourdissent le lecteur au point de lui faire oublier les fondements du récit. C’est l’anarchie et l’excès qui mènent un bal inspiré à la fois des orgies dont fut témoin Rome la décadente, et à la fois des frasques d’un Pantalone, l’imbécile heureux de la Commedia del Arte. Bref, Spiriti pêche par tous les excès et relève du tour de force.

Au palmarès des plus lumineuses railleries de Stefano Benni dans ce roman, seraient dignes de figurer ce portrait de John Morton Max, président incapable de gouverner ne serait-ce que sa libido, d’un général qui tire sur ce qui bouge, ou des Raz, un groupe de reich-rock violent et militariste qui joue sur des tambours faits de peaux humaines. Parmi les plus joyeux pieds de nez de Benni au monde du showbizz, on se réjouit de la compagnie de personnages comme ce Michael Teflon qui,  » pour ne pas vieillir, vivait constamment sous vide comprimé.  » Toute ressemblance avec une quelconque figure connue n’est que pure coïncidence… Ce ne sont là que quelques cas au sein d’une famille digne d’une mafia plus comique que dangereuse et qui compte pas moins de 67 personnages tous répertoriés dans les premières pages.

L’humour en littérature, art difficile s’il en est, ne repose pas, chez Benni, sur la répétition de scénarios usés par les comiques qui poussent comme de la mauvaise herbe sur les scènes du Québec, mais sur une variation furioso de l’allegro ambiant aux airs de faux. Avec la plume comme seule arme, Benni mène un combat acharné contre le dérisoire : libre aux fidèles de s’engager dans la cause.

Pour les lecteurs qui pourraient être effrayés par le mouvement anarchique qui bouscule Spiriti , je suggère deux recueils de nouvelles, Le Bar sous la mer et, tout récemment, Bar 2000, peuvent aisément faire office d’honorables entrées en matière. Fruits d’un regard toujours aussi cynique et écervelé, les récits de Bar 2000 évoquent le combat d’un vieux pilier de bar contre le jeu vidéo installé dans son tripot favori, d’une poignée d’insectes partis à la rescousse de leur reine, prisonnière sur le zinc dans un bol de réglisse noire et finalement, de l’hilarante affection dont souffre l' » Homoportabilis  » : un cellulaire scotché sur la tête. Un autoportrait débute souvent par la prise en compte des défauts du modèle. Benni voit ainsi, dans ce lieu autrefois honni, le creuset des plus pittoresques représentants du genre humain. Même constat dans Le Bar sous la mer, recueil datant de 1989 récemment disponible en format de poche et adapté pour la scène depuis. Cette fois, ce sont les clients d’un bar sous-marin, parmi lesquels figurent Edgar Allan Poe, Marylin Monroe, Sigmund Freud et une puce (!), qui racontent tour à tour des contes qui entremêlent songe et réalité. Les titres sont en eux-mêmes évocateurs :  » Le Martien amoureux « ,  » L’Année du temps fou « ,  » La Traversée des petits vieux  » ou  » Restoroute Horreur (un endroit chaud, propre et bien éclairé) « . On n’a pas vu autant d’audace et d’éloquence depuis Italo Calvino.

En regard de cela, quelle place tient donc l’œuvre excentrique de Stefano Benni au sein du panorama littéraire contemporain, aux côtés d’auteurs populaires tels John Irving ou d’un genre comme l’auto-fiction, très à la mode ces temps-ci ? Essentielle, je dirais ; les livres délirants du romancier italien peuvent prétendre à un mouvement naturel et aussi vital, pour l’homme, que les battements de son cœur : le rire.

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