Michel Reynaud : L’amour, ce paradis artificiel

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Michel Reynaud, psychiatre, est également professeur de psychiatrie et d'addictologie, disciplines auxquelles il a consacré une quinzaine d'ouvrages. L'Amour est une drogue douce… en général, écrit en collaboration avec Catherine Siguret, trace au profit du grand public un parallèle entre les drogues exogènes et l'amour. Toutes les sensations euphoriques, y compris l'extase amoureuse, ont une cause chimique : la hausse du débit de dopamine dans le cerveau. L'amour, comme la drogue, peut détourner ce système et y inscrire son manque. On risque alors la dépendance…

Quelle est l’origine de votre intérêt pour les problématiques reliées à la toxicomanie ?

Parlons plutôt d’addiction, parce que cela nous permet de nous intéresser à l’ensemble des consommations, y compris la consommation banale, festive, et les consommations à risques, dont les diverses complications peuvent mener ultimement à la dépendance. On a découvert dans le cerveau la présence de récepteurs aux
opiacés, à la nicotine, au cannabis et à l’alcool. On s’est longtemps demandé : « Mais s’il existe des récepteurs à l’héroïne, à la nicotine, c’est qu’on nous a fabriqués, préparés pour être dépendants à ces substances ». Ce n’est pas le cas : on a dans la tête des drogues endogènes, qui viennent moduler doucement nos circuits de plaisir, et les drogues exogènes viennent les brutaliser, les fausser pendant des périodes longues et de façon très intense. Vous voyez, c’est ce qui a permis de retourner la logique : les drogues sont des leurres de nos mécanismes habituels de plaisir. Or, ce qui caractérise la dépendance aux produits est l’alternance d’un très grand plaisir et d’un très grand manque : quand on est alcoolique ou toxicomane, on a au début du plaisir et ensuite, on a le manque, viscéral et absolu quand on n’a plus son produit. Les passions amoureuses les plus douloureuses sont celles où le manque est inscrit. Il y a toute une logique et toute une continuité du sentiment que j’ai décrites dans mon livre, entre la phase de séduction, celle où l’on rencontre le plaisir, et celle….

… de l’attachement ?

D’abord celle où l’on rencontre la passion. Il est tout à fait possible d’avoir une relation sans passer par la phase de la passion. À la passion peut succéder la phase de l’attachement ou pas. Il existe des détournements de cette logique qui sont les passions destructrices, lesquelles se définissent par le manque. La passion positive, au contraire, celle du plaisir, de l’extase, du fait que l’on peut se surpasser pour l’autre, est bénéfique. Mais parfois, soit parce qu’on est fabriqués comme ça, soit parce qu’on rencontre quelqu’un qui nous met dans cette situation, au plaisir succède le manque… et de plus en plus de manque ! Et là, on est dans la même condition que le sujet dépendant : le besoin de l’autre nous envahit, on peut faire n’importe quoi, jusqu’aux pires bêtises. Notre mémoire marche à plein régime et nous fait nous retrouver à chaque coin de rue, à chaque lieu où on a été ensemble. Elle est une souffrance qui nous maintient éveillés la nuit.

Dans votre ouvrage, vous parlez d’une nouvelle adolescence, d’un retour à la nouveauté de la sensation et au plaisir du risque…

C’est une nouvelle adolescence dans le sens où c’est la période où il est plus facile de prendre des risques, de vivre des expériences exaltantes, des aventures, et où, en même temps, on est le plus capable d’emballement et d’exagération dans le désir et l’amour, tout en faisant preuve d’une grande fragilité émotionnelle. C’est parce qu’on est enclin à prendre des risques, à avoir des aventures, qu’on est prêt à aimer et à le faire énormément que les drogues marchent alors si bien. Il y a une espèce
d’hypersensibilité à cet âge, présente plus tard dans nos périodes amoureuses.

Peut-on penser un amour sans dépendance ? À ce sujet, vous vous opposez au modèle contractuel du couple pensé par Anthony Giddens.

Ce qui caractérise la relation amoureuse, c’est que l’on veut à la fois être libre et attaché, dépendant et autonome. C’est la réactualisation des mouvements les plus précoces, des liens de l’enfant et de la façon dont on a élevé l’enfant. Quand on est amoureux, on est en permanence pris dans cette double commande qui est « je suis très dépendant de l’autre » et « je ne veux pas en dépendre ». Ce que décrit Anthony Giddens dans ce couple qu’il dit idéal, c’est l’extrême de l’autonomie, et la dépendance à l’endroit de l’autre ne viendrait que renforcer cette autonomie. On est totalement libre et l’amour ne sert qu’à se faire du bien à soi-même. Je ne suis pas sûr que ce soit très compatible avec la façon dont sont faits les êtres humains. Pour « bien vivre sa vie »,
il faut d’abord avoir accepté la dépendance à autrui de façon assez sereine.

Vous terminez votre livre en ramenant la science à deux pulsions primordiales : une pulsion scopique, du voir et du comprendre, et une pulsion thérapeutique, du soigner, de l’aider. Peut-on y voir la définition d’une relation amoureuse idéale, dont l’ambivalence entre dépendance et autonomie serait vécue paisiblement ?

Il y a quelque chose de profondément thérapeutique dans l’amour, qui est sûrement la première source de plaisir, de renforcement et de bien-être chez l’être humain, et pour cela, la meilleure façon de soigner. On sait dans les thérapies que l’on peut soigner des gens abîmés quand on tient assez longtemps et qu’on répare petit à petit : on fait la même chose dans la relation amicale ou amoureuse. On peut réparer des gens blessés, on peut réussir à construire des couples solides avec des hommes qui étaient des Don Juan fuyants et des femmes qui étaient totalement dépendantes ou malheureuses. Il y a quelque chose de magique, d’imprévisible dans la relation à autrui. On ne sait pas quelle sera l’alchimie entre ce qu’est l’autre et ce que je suis, et ce qui sortira de réalisations ou, au contraire, de malheurs.

Bibliographie :
L’Amour est une drogue douce… en général, Michel Reynaud, Robert Laffont, 298 p., 29,95 $

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